UTILE – INUTILE

UTILE-INUTILE…

Lecture : Paul à Philémon 1-7/ 8-16/ 17-25

1. Une lettre privée ?

La lettre de Paul à Philémon n’est pas lue souvent au cours du culte. Probablement parce qu’il s’agit, apparemment, d’une lettre privée, contenant une demande personnelle. Pourtant, cette lettre soulève le problème de l’esclavage, qui est d’intérêt public. D’autre part, l’adresse de la lettre mentionne plusieurs noms de personnes liées à des communautés. Cette lettre n’est donc pas si privée et intéresse toute l’Église. On y trouve les noms de Paul, d’abord, qui est en prison, pour raison d’opinion, diraient les juristes et les défenseurs des Droits humains aujourd’hui. Il est probablement emprisonné à Éphèse, avec Épaphras (v. 23), et il associe à son message, Timothée, son bras droit. Du côté du destinataire, voici Philémon, un homme libre, qui possède une maison dans laquelle se réunit une communauté chrétienne, probablement à Colosses, une ville située au centre de la Turquie actuelle. Appia est son épouse et Archippe, leur fils, a des responsabilités dans leur Église.

Comme dans la plupart de ses lettres, après l’adresse, Paul poursuit avec une action de grâces. Il félicite son ami Philémon pour l’amour actif qu’il manifeste autour de lui, non sans insister pour qu’il soit un communicateur efficace de toutes les richesses de la foi.

2. La demande en faveur d’Onésime

C’est au nom de l’amour chrétien, précisément, que l’apôtre se permet d’adresser à Philémon une demande singulière : il s’agit de l’esclave Onésime, qui s’est enfui de chez son maître Philémon, et qui a fini par rejoindre Paul, pour se mettre sous sa protection. Paul demande à son ami de l’accueillir à nouveau et de nouvelle manière, puisqu’entre-temps, Onésime est devenu chrétien et a été baptisé. Il s’agit donc de le recevoir comme un frère et non plus seulement comme un esclave.

Sous le régime romain, les esclaves étaient considérés comme des choses, des biens matériels, et non pas comme des personnes. Les esclaves en fuite étaient sévèrement punis, souvent torturés et exécutés, par crucifixion. Une police était à leur trousse et il était interdit sous peine de sanction d’offrir une aide ou un asile à un esclave en fuite. Onésime appartenait donc à Philémon comme une chose utile : son nom, d’ailleurs, signifie « utile, pratique ». Légalement, il fallait donc qu’il retourne vers son maître. Celui-ci devait l’accueillir, mais non plus seulement comme un esclave : comme un frère ! L’apôtre Paul ne veut pas forcer la main à son ami Philémon, mais il insiste beaucoup et compte bien que celui-ci lui obéisse, suggérant qu’il l’affranchisse et finalement le renvoie vers lui, Paul, qui aurait grandement besoin de ses services.

Ce cas est typique de la pratique des premières Églises chrétiennes à l’égard de l’esclavage. Elles n’ont pas réclamé frontalement l’abolition de l’esclavage et ne se sentaient pas en position suffisamment solide pour le faire. Mais elles ont insisté sur l’égalité de la dignité humaine en Christ, faisant des hommes et des femmes, des esclaves et des hommes libres, des frères et des sœurs égaux dans la foi. L’affranchissement des esclaves en a été peu à peu la conséquence pratique.

3. L’engagement de Paul

L’apôtre Paul s’engage même à compenser de sa poche les torts qu’Onésime auraient pu causer à son maître. Pour attester sa décision, il reprend à cet endroit la plume de son secrétaire, pour écrire de sa propre main. Mais qu’est-ce que l’argent, car Philémon n’est-il pas redevable à l’apôtre de sa vie, c’est-à-dire de son salut, ayant reçu de lui l’Évangile ? Épaphras, Marc, Aristarque, Démas, Luc, qui entourent l’apôtre Paul sont autant de témoins de sa demande singulière. (A noter qu’il est peu concevable que les nommés Marc et Luc soient les auteurs de nos évangiles). La demande de Paul est singulière, mais n’est-elle pas, comme tout l’Évangile, au fondement de la revendication universelle d’égalité de dignité humaine qui fonde aujourd’hui nos démocraties et notre droit ? D’où l’importance de cette lettre que nous avons parcourue.

4. Utile-inutile…

Dans un dernier temps, j’aimerais apporter quelques réflexions sur cette dignité humaine qui, pour nous, est liée à la foi en Jésus-Christ. Je rappelle que le prénom Onésime signifie « utile ». Et à son propos, Paul fait une remarque assez énigmatique : « Autrefois, il t’a été inutile, mais maintenant il nous est utile, à toi et à moi » (v. 11).

Une personne peut-elle être utile ? Car dans le terme « utile », se cache le mot « outil ». Cela nous fait souvenir de l’impératif du philosophe Emmanuel Kant : « Agis de telle manière, écrivait-il, que tu ne prennes jamais la personne humaine comme un moyen, mais toujours comme une fin ». Il s’opposait donc à ce qu’on puisse « utiliser » quelqu’un.

Or, nous devons bien avouer que la société moderne a été édifiée sur l’utile. En témoigne le développement extraordinaire de la technique, de tous les outils, instruments, machines, et maintenant ordinateurs, que la technique a mis à notre service pour nous être utile. Un développement exponentiel qui commence à nous faire peur, car il semble maintenant se retourner contre nous. Nous restons cependant très influencés par les philosophies utilitaristes qui, dès le 17ème siècle, au moins, ont martelé dans nos esprits que la vie consistait à favoriser nos intérêts, nos utilités individuelles, ou notre plaisir. Ou encore, sous un mode moins égoïste, que l’éthique consistait à chercher les solutions qui devaient être utiles au plus grand nombre. Nous n’avons pas à mépriser l’utile, qui a contribué à la prospérité de nos pays développés. On voulait l’utilité contre l’extravagance du comportement des anciens seigneurs, qui ne songeaient qu’à se divertir aux dépends de leurs sujets plus pauvres. Cependant, nous pouvons nous demander si nous n’avons pas largement dépassé le stade de l’utilité pour de nouvelles extravagances : je pense au marché du luxe, en tous genres, à l’industrie du divertissement, des loisirs, et peut-être aussi aux folies technologiques.

Nous en arrivons à reposer la question : qu’est-ce qui est utile ? Tout ce qui soutient la vie, sans doute. Mais comme dit Jésus dans l’Évangile :
« L’homme ne vivra pas de pain seulement ». Nous avons aussi besoin de comprendre notre existence, nous avons besoin d’avoir confiance dans l’avenir, d’espérer, nous avons besoin de spiritualité, de ce que donne la religion, justement.

Or, le christianisme, religion originale, nous oblige à opérer un tournant, un retournement. La vie ne consiste pas seulement à chercher des utilités : il s’agit plus encore d’être utile. Être utile, c’est aimer. Observons la forte présence de l’amour, dans cette lettre à Philémon. L’amour est précisément la solution de la phrase énigmatique de Paul : « Auparavant, il t’a été inutile, mais maintenant il nous est utile, à toi et à moi ». Onésime, découvrant l’amour du Christ et rendu capable d’aimer à son tour, devient vraiment utile. L’homme peut être aussi performant qu’il est possible : s’il n’aime pas, il n’atteint pas vraiment le but. Sans amour, notre société, mais également notre Église, se cassent la figure ! Il nous est donc utile, à chacun, de reconsidérer ce qu’aimer veut dire, pour ne pas être trouvés, finalement, parfaitement inutiles !

Donné à Cossonay, le 02.07.2023

René Blanchet