L’ESPRIT ET LA DIGNITÉ DE L’HOMME

Lectures : Deutéronome 5, 23-27 ; Romains 8, 14-16 ; Jean 14, 20-21

1. Khalil Gibran (1883, Bécharré, au Liban – 1931, New-York) :
« Dieu« , in Le Fou (1918).

« Dans les jours anciens, lorsque le premier frisson du balbutiement effleura mes lèvres, j’ai gravi la Montagne sainte et j’ai parlé à Dieu en disant : « Maître, , je suis Ton esclave. Ta volonté cachée est ma Loi et je T’obéirai. »

Mais Dieu ne répondit pas et, comme un cyclone déchaîné, Il passa.

Et mille ans plus tard, je gravis la Montagne sainte et, de nouveau, je parlai à Dieu en disant : « Créateur, je suis Ta création, du limon dont Tu m’as façonné et, à Toi je me dois tout entier. »

Et Dieu ne répondit pas, mais comme un millier d’ailes légères, Il passa.

Et mille ans plus tard, je gravis la Montagne sainte et, de nouveau, je parlai à Dieu en disant : « Père, je suis Ton fils. Dans la compassion et l’amour, Tu m’as donné naissance et, à travers amour et adoration, j’hériterai Ton Royaume. »

Et Dieu ne répondit pas, mais comme la brume qui voile les collines éloignées, Il passa.

Et mille ans plus tard, je gravis la Montagne sainte et, de nouveau, je parlai à Dieu en disant : « Mon Dieu, mon but et mon accomplissement ; je suis Ton hier et Tu es mon demain. Je suis Ta racine dans la terre et Tu es ma fleur au ciel et, ensemble Nous croissons à la face du soleil. »

Alors Dieu se pencha vers moi et, dans mes oreilles, murmura des mots de douceur et, comme la mer qui accueille en son sein le ruisseau qui court vers elle, Il m’accueillit.

Quand je descendis vers les vallées et les plaines, Dieu y était aussi. »

2. Première interprétation

Khalil Gibran est arrivé à Boston comme émigré en 1895, accompagné par sa mère, trois sœurs et un demi-frère. Il se fait remarquer par ses dons pour le dessin, et grâce à son intelligence et à son charme, il parvient à s’extraire de la misère et à acquérir une instruction et une culture. De religion maronite, c’est un lecteur de la Bible et du Coran. Il devient peintre et écrivain, de langue arabe, d’abord, puis de langue anglaise. Son bestseller, « Le Prophète », mondialement connu, a paru en 1923.

Dans le texte, en forme de parabole, que vous avez eu sous les yeux, vous avez pu remarquer la progression qui s’effectue, de millénaire en millénaire, dans l’image de Dieu : il passe, d’abord, comme un cyclone effrayant ; puis il apparaît comme un phénomène plus doux : des milliers d’ailes dans le ciel; ensuite comme une brume terrestre. Enfin, il rencontre le Dieu proche et intime, celui qui parle, qui accueille, celui qui habite tout près de nous.

On aurait pu donner à cette fable le titre : « La relation de l’homme avec Dieu », car on assiste également à une progression, du début à la fin, dans le rapport de l’homme à Dieu : d’abord, l’homme esclave, qui vit dans la pure soumission, dans l’obéissance à la Loi. Une relation qui nous fait penser à l’Islam. Puis l’homme se reconnaît comme créature de Dieu et responsable devant lui. Nous reconnaissons ici le début de la Genèse. Le stade suivant correspond à la relation chrétienne par excellence, celle de la filialité de Dieu. Nous reconnaissons ici un écho du passage de Romains 8, lu tout à l’heure.

Mais pour Gibran, cette relation n’est pas suffisamment intime. Pour lui, l’homme, divin de nature, est destiné à se développer pour devenir Dieu, selon la formule des anciens théologiens grecs (Irénée, 130-202): En Jésus, Dieu est devenu homme afin que nous devenions Dieu ! Pour notre poète, l’homme et Dieu font partie d’une même réalité en développement : l’homme, qui était d’abord esclave, puis créature, puis fils de Dieu, devient quasiment son égal. Et quand l’homme reconnaît cette égalité, Dieu lui-même se réjouit, lui parle doucement, alors qu’il restait silencieux auparavant ; l’homme le rencontre maintenant partout autour de lui, dans le monde et dans la nature, lui qui, auparavant, ne faisait que passer.

3. Notre dignité d’homme

Même si nous pouvons contester chez Gibran une certaine forme de panthéisme et penser qu’il va trop loin en effaçant exagérément la différence entre l’homme et Dieu, son texte nous fait réfléchir sur notre relation à Dieu, et plus précisément sur notre dignité d’homme. Qui sommes-nous devant Dieu ? Des esclaves ? Des fils ou des filles ? Que veut dire être à l’image de Dieu ?

A la fin du XIXe siècle. le philosophe Nietzsche étalait son mépris des chrétiens, qui avaient selon lui un comportement d’esclaves. Autrement dit d’êtres passifs, dépendants, qui se tiennent comme des inférieurs devant un supérieur. Pour les modernes, en effet, ce qui rend l’homme digne, c’est de d’avoir la maîtrise de lui-même, c’est d’être indépendant. Ainsi, nos contemporains, qui entendent parler tous les jours des Droits de l’homme, ne comprennent plus l’attitude d’humilité qui est prônée dans la Bible, l’Ancien Testament surtout, et qu’ils interprètent comme une pure humiliation. Entraînés par certains intellectuels donnant dans la caricature, ils considèrent même l’écoute de la Parole de Dieu, la prière et l’attente des psalmistes, comme de la simple passivité. Ils regardent les chrétiens comme des gens qui se soumettent à une Loi ou à une morale, à des dogmes, et là aussi, identifient ce comportement à de la passivité, à un refus de s’assumer personnellement, chose indigne de l’homme moderne. Ils ne voient pas que l’écoute de la Parole de Dieu va au-delà des mots, qu’il s’agit d’une ouverture d’esprit, d’une quête vers une intelligence nouvelle de l’existence, d’un effort pour changer sa vie intérieure, pour participer finalement à une libération, à une désaliénation que Dieu nous offre. Écouter la Parole de Dieu n’est pas une passivité, puisqu’il s’agit en même temps de la comprendre, de l’interpréter, de se l’assimiler, et de tenter de l’appliquer dans notre vie. Ce qui paraît être de la passivité se conjugue donc à l’activité la plus intense.

Il n’empêche : nous pouvons nous demander si, dans les faits, nous ne restons pas trop souvent bloqués dans une attitude d’esclaves soumis, plutôt que dans la communion et la collaboration, dans la passivité au lieu de l’activité, dans le refus de s’assumer, dans l’irresponsabilité. Autrement dit, la question se pose, n’en restons-nous pas souvent à ce qui relève de l’indignité de l’homme au lieu de nous tenir dans ce qui fait sa dignité ? Si je me réfère au texte de Khalil Gibran qui saute de millénaire en millénaire : dans quel millénaire vivons-nous effectivement ?

4. L’Esprit de Dieu

Pour répondre à cette critique, j’aimerais insister sur la réalité qui a rendu vivant le christianisme, qui a suscité l’Église et la régénère, qui a fait des chrétiens des hommes nouveaux, des révolutionnaires de l’histoire. Cette réalité, que Khalil Gibran ne mentionne pas explicitement dans son texte et qui, pourtant, répondrait à son attente, à sa question, c’est celle de l’Esprit de Dieu qui vient habiter en l’homme, le dynamiser et faire de lui en quelque sorte l’intime de Dieu. Mais avant de développer cet aspect, que nous ne prenons pas assez au sérieux, je voudrais apporter deux précisions sur la foi chrétienne.

C’est bien contre l’esclavage de la Loi que Jésus, puis l’apôtre Paul, ont pris position. L’amour de Dieu et sa grâce gratuite rend l’homme libre : il n’est plus obligé de faire son salut, de gagner sa reconnaissance devant Dieu et d’avoir peur, autre marque d’indignité ! Dieu s’est ouvert à nous et, réciproquement, il ne nous est rien demandé d’autre que de nous ouvrir à lui, c’est-à-dire d’entrer dans une relation de confiance et d’amour. Il n’y a là rien d’indigne, contrairement à l’image que se font beaucoup de gens, rapprochant trop l’Islam du christianisme.

D’autre part, ainsi que le suggère Gibran, Paul élève l’homme au statut de fils et de fille de Dieu. Ce rapport, qui lui a semblé encore trop inégal, place pourtant l’homme en proximité et en communication directe avec Dieu : « Vous n’avez pas reçu un esprit qui vous rende esclaves et vous ramène à la peur, mais un Esprit qui fait de vous des fils adoptifs et par lequel nous crions Abba, Père. »

5. L’action de l’Esprit

Qu’y a-t-il de plus grand pour l’homme sinon de recevoir l’Esprit même de Dieu ? « Ne savez-vous pas que l’Esprit de Dieu habite en vous ? » écrit Paul. Avoir l’Esprit en nous et devenir ainsi des intimes de Dieu, qu’y a-t-il de plus digne pour nous, hommes ? « L’Esprit sonde même les profondeurs de Dieu », disait Paul. De nombreuses personnes sont aujourd’hui à la recherche d’une spiritualité: un terme qui peut recouvrir toutes sortes de croyances et de pratiques hétérogènes, qu’apparemment ils ne trouvent pas indignes d’observer. Cependant, comme chrétiens, nous savons quelle est l’origine de ce terme : l’Esprit saint ; et c’est pourquoi nous avons à reprendre sérieusement conscience de la réalité et de la dimension d’Esprit qui est celle de la vie chrétienne. L’Esprit nous fait comprendre l’Évangile, il nous renouvelle intérieurement, nous aide à juger ce qui est bon ou mauvais dans la société, nous rend aimants, désireux de paix, compatissants. Il nous rend actifs, responsables, non pour rechercher le pouvoir et dominer, non pour exercer la violence, mais pour servir volontairement et librement. Dans un monde qui est devenu très chaotique et dont les forces nous tirent dans tous les sens, dont les influences nous troublent, nous avons besoin de l’Esprit de connaissance et de force. Sans lui, comment pourrions-nous sortir de nos dérives et nous orienter correctement ? Comment pourrions-nous être suffisamment résistants ?

6. Être des hommes spirituels

Ne confondons pas avec certaines conceptions trop émotionnelles de sa présence en nous : je vise surtout certains pentecôtismes venant d’outre-Atlantique. L’Esprit saint ne nous enlève pas notre propre esprit, ni notre raison, ni notre liberté. Il vient plutôt les éclairer, les mettre en relation avec la Parole, les placer dans la mouvance de l’amour divin. Ce qui ne nous dispense donc ni de réfléchir, ni de chercher, ni d’étudier, ni de travailler, ni non plus d’ailleurs de nous tromper, quand nous voulons trop faire cavaliers seuls !

Khalil Gibran semblait mettre en doute notre pleine dignité d’hommes, en tant que chrétiens. Je pense que si nous devenons plus attentifs et désireux de vivre la dimension de l’Esprit, d’être habités par lui, d’être donc des hommes spirituels, nous serons dans une juste relation avec Dieu, sans confusion et sans séparation. Conscients de notre dignité propre, nous travaillerons avec d’autant plus de courage à redonner de la dignité à ceux qui l’ont perdue, à ceux auxquels on la dénie. Afin qu’il puissent avoir les moyens de vivre, d’être respectés, reconnus, étant destinés à accueillir l’Esprit même de Dieu.

Donné à Gollion le 22.07.2012

René Blanchet