PRENDRE DE LA HAUTEUR (Fête de l’Ascension)

PRENDRE DE LA HAUTEUR (Fête de l’Ascension)

Lectures : Marc 16, 15-20 ; Ephésiens 2, 4-10

1. Une élévation

La fête de l’Ascension ne jouit pas d’une grande considération dans la chrétienté. Le fait d’être intercalée entre les deux évènements majeurs de Pâques et de Pentecôte lui fait du tort. D’autre part, elle s’illustre par une imagerie naïve, dépassée, qui nous embarrasse. Le ciel vers lequel Jésus monte et où Dieu est censé habiter n’existe plus pour nous, qui avons une représentation du cosmos toute autre que celle des anciens. Pour eux, le ciel était rempli de puissances, d’esprits, bénéfiques ou hostiles, au-dessus desquels régnait Dieu le créateur. Cela me rappelle l’épisode que racontait l’anthropologue Lévi-Strauss, dans son livre « Tristes tropiques ». Il séjournait auprès d’une tribu amazonienne du Paraguay, afin de l’étudier. Or, un soir, alors que tous observaient des lucioles, Lévi-Strauss eut l’idée malheureuse de proposer à ses compagnons indiens de bricoler de petites montgolfières rudimentaires. Alors que celles-ci s’élevaient sans problème, toujours plus haut, dans le ciel, Lévi-Strauss s’aperçoit qu’on s’agite autour de lui, qu’on commence à récriminer violemment contre lui. Les indigènes étaient scandalisés qu’on dérange ainsi les esprits, ils avaient peur que ces petites montgolfières ne les irritent et ne les indisposent à leur égard. Lévi-Strauss se mit à craindre pour sa vie, et il eut toutes les peines du monde à calmer les indiens en les persuadant que les ballonnets allaient bientôt redescendre.

Pour les auteurs bibliques, la montée de Jésus représente également plus qu’une simple ascension dans les airs. C’est le signe d’une élévation, dans tous les sens du terme, une élévation en dignité et en autorité. C’est pour les premiers chrétiens une intronisation : ils reconnaissent dans ce signe que Jésus est pour eux le représentant légitime de Dieu, son image ; ils reconnaissent qu’il a autorité et qu’il est pour eux l’autorité spirituelle décisive. Jésus de Nazareth devient celui qu’on appelle désormais « le Seigneur ». Le signe de l’Ascension marque le passage du judaïsme au christianisme, avec sa visée universaliste. Il inaugure une nouvelle dimension : en prenant de la hauteur, Jésus vient simultanément élargir notre horizon ; ce qu’indique l’envoi des disciples jusqu’aux extrémités du monde pour porter la Bonne nouvelle : l’autorité de Jésus a une portée universelle.

2. Une nouvelle dimension

Dans la lettre aux Ephésiens, l’apôtre a une formule audacieuse, qui va plus loin encore : il écrit qu’avec Christ, et en Christ, Dieu « nous a fait asseoir dans les cieux » (Eph. 2,6). Il affirme ainsi que, par la foi, nous participons de la hauteur du Christ, de sa proximité avec Dieu, qu’avec lui nous entrons dans cette nouvelle dimension, qui est la vie divine.

Les alpinistes, avec tous ceux qui aiment grimper sur les sommets, – peut-être en faites-vous partie – témoignent de la beauté des panoramas qui s’étalent devant leurs yeux, vus de haut. Cela suscite en eux un mouvement d’admiration quasi extatique : plus encore ils disent le sentiment d’une sublimation de leur existence ; ils ressentent la présence d’une autre dimension.

Notre autre dimension, en tant que chrétiens, c’est de communier à la vie du Christ et d’être animés par l’Esprit de Dieu. On dira que c’est prétentieux et hors de notre portée. Mais écoutez plutôt ceci : J’ai eu l’occasion ces derniers temps de lire de nombreux textes d’un théologien et mystique du Moyen âge qu’on nomme Maître Eckhart. Il vivait dans les années 1300, à la fois un intellectuel qui a enseigné notamment à Paris, Cologne, Strasbourg, un moine dominicain responsable de son ordre dans toute l’Europe orientale, et un grand spirituel, dont les « Sermons allemands » sont célèbres. Maître Eckhart avait des idées audacieuses qui lui ont causé pas mal d’ennuis. En particulier celle-ci, qu’aucun théologien après lui n’a osé reprendre ! : il disait que le grand désir de Dieu était « l’égalité », c’est-à-dire l’égalité entre lui et les humains. Car il ne peut y avoir d’amour véritable sans égalité. La volonté de Dieu est donc de tout (!) partager avec les hommes : sa vie divine, sa dignité, sa sagesse, sa force. Jésus est alors le premier à avoir bénéficié de cette égalité : ce que veut signifier l’Ascension. Mais nous aussi, selon la mesure de notre foi, sommes bénéficiaires de cette égalité, qui fait la substance de notre vie spirituelle. Nous sommes donc invités à regarder la réalité avec d’autres yeux, à juger des situations et des personnes avec la miséricorde, la patience et l’espérance de Dieu lui-même, à aimer comme le Christ nous a aimés.

3. Regarder les choses de haut

En sommes-nous vraiment capables ? Cet attitude est-elle à notre portée ? Tout le passage de la lettre aux Ephésiens que nous avons entendu insiste sur le fait que le renouveau de notre existence ne vient pas de nos œuvres, mais qu’il est un don de Dieu, – nous sommes justifiés par grâce. C’est donc une offre, un possible qui n’attend que le oui de notre adhésion. Un oui qui n’est pas une parole, mais une attitude, un engagement. Maître Eckhart insistait beaucoup sur la nécessité du « détachement ». On pourrait parler aussi de déprise. Il exhortait ses auditeurs à se déprendre de soi, de son ego, de toutes les choses mortes, seule manière d’être libres pour Dieu et véritable chemin pour entrer en union avec lui. Sans détachement, on reste collés à la terre, incapables d’écoute de l’autre et a fortiori d’attention pour la Parole de Dieu. Des philosophes contemporains utilisent d’autres termes pour désigner un mouvement semblable de recul ou d’écart par rapport à notre expérience courante : ainsi le sinologue François Jullien, qui utilise le terme plus savant de « décoïncidence ». D’autres parlent plus simplement de « décalage » pour dire le pas de côté indispensable que nous devons faire, afin de pouvoir prendre distance de nos attachements.

Par là, nous devrions pouvoir prendre de la hauteur, regarder les choses de haut, nous aussi. Sans nous laisser happer, submerger par les mesquineries de la vie quotidienne, sans nous laisser entraîner par le ressentiment ou la haine, en échappant aux logiques partisanes, aux modes, à la loi des plus forts. Ce n’est pas chose facile pour nous qui, chaque jour, éprouvons à quel point nous sommes enracinés dans notre lieu, dans notre contexte de vie, dans la profondeur du passé dont nous avons hérité.

Et aujourd’hui, devant les terribles évènements du monde, nous sommes accablés par un fort sentiment de faiblesse et d’impuissance ; autant nous en sommes informés dans tous les détails, autant il nous semble que nous ne pouvons rien faire. Au lieu de prendre de la hauteur, nous serions plutôt tentés de prendre le large !

Cependant, par l’élévation du Christ une ouverture vers Dieu a été créée. Jésus a ouvert un chemin pour tous les hommes. Le texte des Ephésiens termine par l’évocation des « bonnes œuvres que Dieu a préparées pour que nous les exercions ». En fait, Dieu compte sur nous malgré tout et il nous fait confiance. La fête de l’Ascension peut nous rappeler ce qu’il y a de fort, de supérieur, d’invincible, dans la foi qui nous anime.


Donné à Lussery-Villars le 9.05.2024 pour la fête de l’Ascension

René Blanchet