DÈS LE COMMENCEMENT…

DÈS LE COMMENCEMENT
Lectures : Esaïe 52, 7-10 ; 1 Jean 1,1-14 ; Luc 2,22-32

1. La subversion du christianisme

Un galet bien poli que vous ramassez par terre ; vous vous dites, c’est l’eau, entraînant ce caillou dans son courant, qui a fait ce poli ; c’est l’eau, mais c’est aussi le temps. Le temps use. Mais le temps subvertit aussi. Au cours de l’histoire, la foi chrétienne a souvent été subvertie en son contraire, l’Évangile trahi dans ses buts, dans sa substance. Écoutons ce texte corrosif du philosophe chrétien Kierkegaard, qui se battait contre son Église luthérienne danoise du 19e siècle, qu’il estimait complètement embourgeoisée : «Toute la chrétienté (c’est-à-dire le christianisme historique tel qu’il s’est imposé) n’est autre chose que l’effort du genre humain pour retomber sur ses quatre pattes, pour se débarrasser du christianisme, en prétendant que c’est son accomplissement… Notre christianisme, celui de la chrétienté, supprime du christianisme le scandale, le paradoxe, la souffrance et y substitue le probable, le direct, le bonheur, autrement dit, il dénature le christianisme et en fait autre chose que ce qu’il est dans le Nouveau; il le transforme même exactement en son contraire : et tel est le christianisme de la chrétienté. Le nôtre… Dans le christianisme de la chrétienté, la croix est devenue quelque chose comme le cheval mécanique ou la trompette d’un enfant ».

Le professeur de droit et théologien protestant Jacques Ellul, mort en 1994, avait écrit un livre provocant, intitulé « La subversion du christianisme » précisément. Il donne une quantité d’exemples historiques montrant le christianisme dénaturé, pour des raisons politiques, d’argent, de prestige des clercs, de désir de pouvoir, d’obsession d’unité, d’utilisation de contrainte, par l’influence musulmane aussi, et j’en passe. L’époque de Constantin et de l’instauration d’une Église d’empire est évidemment décisive. Au cours du temps, l’Église cède aux ambitions des empereurs et des rois, cède au juridisme, baptise par la contrainte, moralise au lieu d’annoncer simplement la grâce divine, marchande l’Évangile, ne réagit guère devant les massacres des indiens, des noirs, devant l’esclavage de ces derniers. Mais attention, Jacques Ellul s’élève contre les accusations gratuites, les faussetés que les gens racontent et qui se trouvent jusque dans les médias. Et en construisant des faits réels, il montre aussi que dans le christianisme historique et ses perversions, il a toujours subsisté ce qu’il appelle le X, à savoir une foi qui a conservé le message de Jésus et des premiers apôtres.

2. Au commencement

L’auteur de la 1e lettre de Jean, qui vivait sans doute autour des années 90-100, voyait déjà comment la communauté dont il était responsable subissait des tensions et même des tentatives de détournement et de division de la part d’hérétiques. C’est pourquoi il s’adresse à ses lecteurs en disant : Ce qui était dès le commencement… nous vous l’annonçons. Le commencement, c’est le fondement. C’est là aussi qu’ont voulu revenir les Réformés, quand ils ont cherché dans les textes hébreux et grecs des critères pour juger l’Église très corrompue de leur temps. Dans bien des domaines, quand on arrive à une impasse, on essaie de revenir vers l’état originel, pour saisir comment les choses se sont transformées depuis ce moment ; même si tout commencement réel nous échappe, parce qu’il reste insaisissable. L’auteur de notre lettre (qui n’est pas le disciple du même nom), n’a pas réellement été un témoin oculaire de Jésus, il vient plus de 50 ans après lui, mais il a bénéficié d’une tradition qui remontait au Christ : « ce qui était au commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et ce que nos mains ont touché… nous vous l’annonçons ». Les verbes que l’auteur utilise – entendre, voir, contempler, toucher -, dénotent bien l’incarnation de la Parole de Dieu : au commencement, il y a eu un homme, une attitude, un comportement, des gestes, des paroles, un impact sur le terrain, dans l’esprit et le cœur de nombreuses personnes, qui ont reconnu que ce qui avait eu lieu là, au plan local, était en fait quelque chose d’universel. Oui, l’Évangile tient à l’existence d’un homme concret qui en a été le commencement. C’est pourquoi l’auteur essaie de mettre en garde les membres de sa communauté contre les hérétiques « docètes », qui enseignaient que Jésus n’avait été qu’en apparence un être humain. Parce qu’au contraire, il a vraiment été un être humain, il y a lieu de s’exercer à faire ce retour vers le commencement ; comme aujourd’hui encore nous essayons de le faire, en déchiffrant à nouveaux frais ses paroles, en lançant nos recherches sur le « Jésus historique », en nous efforçant de devenir spirituellement ses contemporains. Tout cela pour saisir la vie qu’il a manifestée, vie tournée vers le Père, vie éternelle, vie véritable.

3. La communion fraternelle

Et l’auteur d’ajouter : « afin que vous aussi vous soyez en communion avec nous – et notre communion est communion avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ ». La communion est précisément un aspect de la vie nouvelle qui part de Jésus-Christ. Il s’agit de la communion fraternelle, qui est essentielle à l’Église et sur laquelle tant Luc que Paul insistent beaucoup. En dépit des catholiques romains, qui essaient toujours de nous faire croire que la structure hiérarchique est un élément fondateur de l’Église, nous prétendons que ce qui compte est le partage entre tous les croyants de cette vie qui vient du Père et du Fils et dont l’essence est l’amour. Voilà ce qui compte, et tous les autres problèmes, manque d’argent, manque de formation, manque de discipline, ou le fait d’être peu nombreux, sont sans doute importants, mais secondaires. Je ne conteste pas que notre petit nombre au culte puisse être une bonne question, mais la réponse est généralement fausse, quand elle évite le problème de la communion fraternelle, qui est essentiel. En Église, les campagnes de communication qui font abstraction de la réalité d’une vraie communion sont vaines. C’est par là qu’il faut commencer à réfléchir. Quant au nombre, c’est un indice intéressant, mais délicat à interpréter. Voyez les rassemblements organisés par Taizé : quel est le nombre qui doit nous impressionner le plus ? Celui des 30’000 jeunes se retrouvant à Genève aujourd’hui, ou celui des 4 pasteurs vaudois inconnus s’installant jadis dans le village de Taizé ?

La communion désirée par l’auteur de notre lettre est mise en danger par les impératifs de la société : d’un côté l’idéal du partage, de l’autre la réussite individuelle ; d’un côté le don de son temps, de l’autre des rythmes et des horaires de travail très intenses ; d’un côté, l’attention à l’autre, à toutes les détresses, de l’autre une forte culture de loisirs et de divertissement. Comment résister, sinon en croyant à cette communion fraternelle et en l’éprouvant !

4. La joie complète

« Et nous vous écrivons cela pour que notre joie soit complète ». La joie, thème spécifiquement johannique, vient couronner la communion fraternelle, issue du partage de la parole vivante. Quand l’annonce de l’Évangile atteint ses auditeurs, de telle sorte qu’ils y font écho, qu’ils échangent entre eux les témoignages de la vie qu’ils ont reçue, alors le Royaume de Dieu, dont la joie est la marque première, est proche. L’objectif de nos institutions vise ce qu’on appelle le « bien-être ». Il s’agit d’un minimum vital pour chacun quant à l’intégration dans un environnement social et humain enrichissant. C’est un bon objectif, mais la joie est autre, suscitée là où ce qui fait l’essence de la vie est échangé entre des êtres humains : l’amour même du Père et du Fils.

J’ai commencé en parlant des subversions du christianisme. Celles du passé, qu’il est plus facile de nommer, et celles qui sont en cours actuellement. Car il est impossible que le christianisme, qui s’imbrique tellement dans le monde, n’en subisse pas des influences, bonnes et mauvaises. Comme l’auteur de la lettre nous y invite, nous avons alors à faire mouvement vers le commencement. Le commencement, c’est les Écritures qu’il nous faut reprendre en considération, l’Évangile à réécouter, le Christ à faire habiter chez nous. Ce chemin vers le commencement n’est-il pas un bon conseil au moment où nous allons commencer une nouvelle année ?

Donné à Eclépens le 30.12.2007

René Blanchet