L’EXPÉRIENCE DE LA FOI

Lectures : Ps. 86, 11-17 ; 2 Corinthiens 12, 1-9 ; Marc 9, 2-9. (Carême II)1

1. De quoi la foi vit -elle ?

De quoi notre foi vit-elle ? D’abord, d’un message qui nous a été transmis, d’une communication qui nous a été faite, par nos parents, dans le cadre l’Église ou ailleurs : communication qui ne se fait plus guère, hélas, laissant la jeune génération dans l’ignorance. Le contenu de cette transmission difficile, parfois interdite, (comme on l’a vu récemment en France, dans le cadre scolaire) comprend des éléments de la Bible et de la Tradition qui s’est développée à partir d’elle. C’est sur cette base que s’exerce notre réflexion, notre raison.

Mais tout cela serait bien insuffisant et unilatéral, et même impossible, si la foi n’était pas également constituée par un vécu, par une expérience, incarnant dans notre sensibilité, dans toute notre existence, ce qui nous a été donné sous forme de paroles.

2. Des expériences paranormales

Cependant, de quel genre d’expériences s’agit-il ? Nous venons d’entendre le récit de la Transfiguration, qui raconte comment les disciples, Pierre, Jacques et Jean, ont été témoins d’un événement exceptionnel, paranormal : la rencontre de Jésus avec Moïse et Elie, enveloppée d’une éclatante manifestation de lumière, avec le retentissement d’une voix céleste. Les disciples ont été complètement perturbés par ce phénomène, dont ils n’ont pas su vraiment s’il tenait du rêve ou de la réalité. Il les a convaincus, cependant, que Jésus avait reçu une mission de Dieu.

Nous avons également entendu l’apôtre Paul raconter la révélation extra-ordinaire dont il avait été gratifié. Il nous en parle avec hésitation, à demi-mots, comme de quelque chose qui devrait rester purement personnel. Était-ce une vision, une extase, était-ce réel ? Il n’en sait rien, mais c’est une expérience qui l’a marqué et qui a confirmé sa foi en la grâce de Dieu, plus présente et plus forte que le monde empirique.

Faire ce genre d’expériences, qu’on peut appeler paranormales, n’est pas donné à tout le monde. J’imagine que ce n’est pas ce type d’expérience que nous avons eu l’occasion de faire nous-mêmes. En fait, ces expériences, pour exceptionnelles qu’elles soient, ne donnent pas de connaissance directe ou immédiate de Dieu. « Personne n’a jamais vu Dieu », dit l’évangile de Jean. Et Paul a écrit : « Ses perfections invisibles, éternelle puissance de divinité, sont visibles dans ses oeuvres ». Même ces visions ou ces extases ne donnent pas une perception directe de Dieu : elles consistent en images, en figures, en émotions et sentiments, finalement assez semblables à ce que le langage suscite en nous.

3. Nos expériences de foi

Nos expériences de base sont d’abord nos expériences de limites. Nous constatons que notre intelligence n’embrasse pas le tout de la réalité. Nous connaissons beaucoup de choses, mais même en faisant des progrès, nous nous heurtons immanquablement à un mur: le mur de l’immensité du cosmos, de la petitesse des constituants de l’atome, le mur du mystère de la vie, de l’inconnu de la mort. Nous savons beaucoup de choses et nous ne savons rien ! Nous accumulons pendant notre journée quantité d’impressions et de données ; le soir, nous nous endormons et tout cela s’efface provisoirement de notre conscience. Nous avons l’impression que cette conscience contient tout un univers: mais il suffit que nous tombions dans les pommes, et cet univers, d’un coup, s’évapore ; et quand nous mourrons, il disparaît tout entier. A première vue, cette expérience, qui est celle de nos capacités limitées, pourrait être perçue de manière très négative. Mais dans un deuxième temps, nous pouvons avoir l’intuition que la réalité va bien au-delà de ce mur qui nous bloque. Et même gagner cette confiance que Dieu, qui dépasse toute réalité, nous enveloppe complètement, bien qu’invisible. Notre expérience de foi est celle de la présence d’un Dieu invisible.

L’expérience des limites se précise dans l’expérience de notre créaturalité. Nous sommes des créatures au sein de la Création. Nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes. Nous nous recevons comme un don venu d’ailleurs : nous sommes là, sans avoir accès à notre origine, nous existons, heureux ou douloureux, curieux ou inquiets, actifs ou fatigués, selon un principe que nous ne possédons pas. Notre impression est celle d’être des orphelins, fils et filles de parents dont ils auraient été séparés depuis longtemps. Mais précisément, c’est cette expérience qui nous projette sans cesse à nouveau vers notre origine, vers ce qui fait notre identité. La foi est cette expérience par laquelle nous retrouvons notre Père et recouvrons, avec notre origine, notre vraie identité.

Un autre type d’expérience que nous faisons vient des injonctions de notre conscience morale. Nous ne pouvons nous empêcher, quand nous assistons à tel événement, à telle action, de nous demander : est-ce que c’est bien ou est-ce que c’est mal ? Nous pouvons être parfaitement indifférents et le sommes fréquemment. Mais, de manière curieuse, nous nous sentons souvent impliqués, participants de ce qui se passe devant nous. Et le jugement que nous sommes portés à prononcer ne tarde pas à se retourner contre nous : est-ce que moi, je fais bien ou est-ce que je fais mal ? De là nous vient l’idée d’un critère extérieur à tout jugement, et naît peut-être la foi en un Dieu qui interpelle notre conscience morale, non pas nécessairement pour nous accuser, mais pour nous rendre responsables.

Et il y a toutes ces autres expériences qui nous rassurent et même nous comblent. La nature et ses compositions de formes et de couleurs qui satisfont notre sens esthétique, la beauté d’un paysage, la vigueur des montagnes qui nous ravissent. L’ordre des choses, qui les font s’ajuster les unes aux autres de manière si judicieuse et admirable ; les plantes et les animaux qui dépendent les uns des autres ; et nous les humains qui sommes subjugués par la complexité de cette ordonnance. C’est l’expérience, indémontrable, mais bien réelle, qu’il existe un sens dans la nature, un sens au milieu du non-sens. La foi est cette expérience de la possibilité d’un sens dans l’univers, un sens qui ne serait pas seulement une froide logique, mais une Intelligence vivante.

« A ta lumière, nous voyons la lumière » dit le psaume. Quand nous rencontrons un homme bon, nous pensons au Dieu bon. Quand nous sommes émus en voyant un geste généreux, l’engagement de personnes dans des villages africains, dans des hôpitaux ou des camps de réfugiés, quand nous assistons à la réconciliation de deux groupes en conflit, ou à la création d’une nouvelle institution sociale, nous en inférons à la générosité de Dieu, à son pardon, à son amour, à sa justice qui transcendent largement tous nos actes, en étant leur source. Nos expériences de transcendance instaurent un dialogue continuel entre ce qui est humain et ce qui est divin, entre ce qui est de la terre et ce qui est du ciel, de la créature et du Créateur.

4. Plénitude de l’Esprit

Ce que j’ai rapporté jusqu’ici étaient des expériences humaines, c’est-à-dire des expériences que n’importe quel humain peut faire et qu’il fait. Des expériences qui peuvent ouvrir à la foi ou pas ; en tout cas, des expériences que la foi ouvre et prolonge, comme on ouvre la porte d’un palais, ou la porte du Royaume, pour y entrer. La foi leur donne toute leur amplitude et toute leur saveur, toute leur signification.

C’est ce qui apparaît clairement quand on prend en compte la réalité de l’Esprit saint. Car c’est l’Esprit qui suscite la foi et la mène à sa plénitude. Nos expériences humaines sont prises en charge et complétées par l’expérience du St-Esprit. Le St-Esprit affermit notre confiance dans le sens des choses, et surtout le sens que nous pouvons introduire nous-mêmes dans l’histoire en répondant à son appel et en nous engageant comme témoin du Christ. Le St-Esprit fortifie aussi notre espérance,quand nous sommes confrontés à des obstacles, à nos propres limites. Il nous permet de regarder au-delà des murs qui nous barrent le passage ; il nous rend persévérants et imaginatifs pour trouver d’autres chemins. L’Esprit, encore, nous rappelle l’amour du Créateur pour ses créatures. Il nous infuse cet amour pour que nous le mettions en œuvre tout autour de nous, dans le monde. Ainsi, nos expériences humaines les plus diverses trouvent leur aboutissement dans l’action de l’Esprit en nous, dans l’expérience de la confiance, de l’espérance et de l’amour.

Donné à Cossonay le 08.03.2020

1Cette prédication s’inspire des idées de Gerd Theissen, dans son livre « Questions de foi. Dire le christianisme autrement », Olivétan/Salvator, 2021.

René Blanchet