LA PAROLE INTÉRIEURE

LA PAROLE INTÉRIEURE

Lectures : Esaïe 48, 12-16 ; Ephésiens 4, 17-24 ; Jean 12,44-50

1. À l’écoute d’une parole nouvelle

Qu’est-ce qui pourrait faire de cette année qui s’ouvre une année nouvelle, alors même que beaucoup de choses indiquent qu’elle sera très semblable à la précédente ? Eh bien, comme le dit la lettre aux Éphésiens, que nous devenions, un peu plus que maintenant, des hommes nouveaux. Nous dépouiller du vieil homme… être renouvelés par la transformation spirituelle de notre intelligence… Avec un regard nouveau, à la fois critique et espérant, sur les événements qui viendront. Mais pour devenir des hommes nouveaux, ne faut-il pas être à l’écoute d’une parole nouvelle ? Épiphanie, manifestation de la parole, incarnée en Jésus. Le logos fait chair. Oui, mais comment l’écouter ?

2. La parole intérieure

D’abord, il ne faut pas que cette parole reste extérieure, c’est-à-dire formelle, une sorte de mantra miraculeux, mais qu’elle devienne intérieure, nourrissant réellement notre vie spirituelle. Il faut que par elle, Christ devienne notre « Maître intérieur» (Saint-Augustin). Ainsi seulement le mouvement de l’incarnation, qui va du logos à la chair, arrive à son but. (Je m’inspire ici de quelques idées émises par un théologien canadien, Richard Bergeron, que nous avons étudié dans le cadre de Cèdres Formation ce dernier automne). Car nous devons avouer que nous sommes tous en quête de la parole extérieure, miraculeuse. En lisant le journal, en regardant la TV, nous recherchons la nouvelle ou le commentaire qui éclairera enfin notre compréhension du monde et sera pour nous une référence. Et les plus jeunes, en tapotant fébrilement sur leurs petits claviers, ou, le regard perdu, écoutant à la chaîne leurs chansons, ne cherchent-ils pas également la parole miraculeuse, la voix qui, de l’extérieur, viendrait donner du sens à leur vie ? Par leur agressivité, par leur abondance, les médias menacent de nous dépouiller de notre réflexion propre, de notre jugement propre et de nous réquisitionner pour des objectifs qui ne correspondent ni à nos attentes, ni à notre bien. Ce qu’ils nous présentent, c’est la parole extérieure, souvent chatoyante, à laquelle nous sommes en danger de nous soumettre, étant dépossédés de nous-mêmes. Or, nous devons pouvoir interpréter librement toute parole, nous l’approprier, en devenir maîtres en quelque sorte. Et par là cette parole devient intérieure.

C’est ce qui est frappant chez ces jeunes jihadistes qui s’embarquent en Syrie : ils s’accrochent à quelques versets du Coran comme à des paroles miraculeuses qui vont les envoyer au paradis : mais leur relation à celles-ci est d’extériorité et de soumission. La relation est la même chez les littéralistes et fondamentalistes chrétiens : il se soumettent à certains versets qu’ils estiment capitaux, mais ces paroles restent extérieures et par conséquent d’ordre magique.

3. La matière intérieure

C’est la raison pour laquelle nous devons être attentifs à notre intériorité, beaucoup plus que jusqu’ici. Pendant des siècles, l’Église s’est efforcée de mettre au point des credos et des dogmes, des doctrines qu’elle a souvent imposés de façon très autoritaire. Sans doute, ce travail d’interprétation a été et est toujours indispensable, nous devons le reprendre constamment à mesure que notre contexte de vie et notre regard changent. Mais toutes ces formules ne prennent réalité que lorsque, devenant intérieures, elles animent notre vie spirituelle.

Certes, notre intérieur est terriblement peuplé de voix, de souvenirs, de désirs, de paroles entremêlées et de sentiments, un vrai chaos. Nous pourrions en conclure qu’il vaudrait mieux que nous ayons l’esprit vide afin de mieux pouvoir capter la parole prophétique ! Dieu aurait ainsi besoin de nous laver le cerveau pour nous rendre aptes à recevoir sa parole. C’est d’ailleurs ainsi que certains évangélistes conçoivent leur mission ! Nous dépouiller du vieil homme, est-ce cela que cela veut dire ? Mais, heureusement, la situation est totalement différente. Ce qui au premier abord constitue un énorme chaos intérieur constitue en fait une incroyable richesse. Car Dieu nous parle dans notre intériorité, à travers tous ces éléments qui viennent du présent ou du passé pour se rassembler dans notre esprit. Il ne fait pas alors retentir des mots, mais il agit comme une source d’énergie et de vie, comme un appel vers un accomplissement et un sens à rechercher. Sous son égide, nous apprenons à mettre de l’ordre, à structurer notre matière intérieure si diverse, à en faire une construction identitaire et culturelle. Et c’est cette matière intérieure que la parole de Dieu vient habiter, transmuter, convertir, pour faire naître notre vie spirituelle. Nous avons donc aussi à écouter ce qui vient de notre intérieur, et qui a souvent été négligé.

4. Intérieur et extérieur en interaction

Cependant, nous voyons bien que cette écoute intérieure n’est pas infaillible, ni sans problèmes. Nous pouvons facilement confondre nos désirs trop humains avec l’intention de Dieu et cela arrive souvent. Depuis les dérives sectaires jusqu’à la folie religieuse, les possibilités sont nombreuses. C’est pourquoi l’écoute intérieure doit quand même et toujours être confrontée avec la parole extérieure, c’est-à-dire la parole de Jésus, les Écritures, en nous aidant de l’interprétation qu’en a donnée l’Église dans l’histoire et maintenant. Nous avons besoin des autres, de la communauté, de l’Église, pour vérifier et mettre à jour notre écoute, notre perception. Il s’agit d’un véritable travail que nous avons à réaliser, à la fois rationnel et spirituel. Mais à nouveau, cette écoute extérieure doit féconder nos pensées et nos désirs intérieurs. C’est ainsi que Jésus devient Christ en nous et que Christ devient notre Maître intérieur.

Peut-être êtes-vous agacés par cette insistance sur l’intériorité, alors que dehors la crise et les conflits hurlent. L’injonction qui nous est faite habituellement est de sortir vers l’extérieur, vers les autres, les pauvres, les souffrants. Oui, mais précisément, comment vouloir exercer une responsabilité en tant que chrétiens, si nous sommes inconsistants, si nos prises de positions ne sont que des formules ecclésiales abstraites ? La nouveauté même, indispensable pour contribuer à une solution dans n’importe quel domaine, doit avoir été intégrée mentalement. C’est d’autant plus vrai quand il s’agit de la nouveauté de la parole de Dieu, et donc de celle de l’homme nouveau : elle doit correspondre à une transformation intérieure.

5. Applications ecclésiales

J’aimerais tirer quelques conséquences de ce que j’ai essayé de souligner pour notre vie en Église et en société.

– D’abord, et dans le but de renforcer notre identité spirituelle, nous devons faire effort pour nous écouter mieux : non pas, comme nous faisons souvent, en essayant de ranger son interlocuteur dans une catégorie, mais en écoutant comment la parole parle en lui. Il s’agit d’être plus attentif à l’expérience individuelle de chacun. Particulièrement dans une Église en perte de vitesse, il y a un travail de réhabilitation de soi qui me semble devenu nécessaire.

– Ensuite, avec Christ comme Maître intérieur, nous devenons conscients que toute communauté solide se construit depuis le bas, démocratiquement et dans le dialogue. Les institutions sont nécessaires pour encadrer et obtenir un consensus, mais la substance et la force d’une communauté vient de celle de ses identités de base.

– Autre conséquence : en situation de perte d’effectif, notre Église pourrait être tentée par certaines formes d’embrigadement. Ce n’est évidemment pas ainsi que nous devons concevoir notre mission d’évangélisation. Nous devons faire confiance à la conscience individuelle, interpellée de manière loyale par notre témoignage, dans le cadre d’un dialogue, d’une discussion ouverte.

– Enfin, nous avons beaucoup à faire contre la robotisation constante de l’humain, contre une vision toujours plus technocratique de notre société, qui tend à nous enfermer dans des procédures techno-administratives dont les objectifs sont essentiellement financiers. Si nous sommes conscients que la parole de Dieu nous atteint bien à l’intérieur, dans notre identité personnelle, notre tâche se présente clairement : entrer dans une discussion critique sur les valeurs prioritaires que nous devons défendre, et le faire en prenant comme critères la foi, l’espérance et l’amour qui constituent la base de l’ethos chrétien.

– Aller à l’intérieur pour être plus à l’extérieur. Écouter la parole de Dieu, non comme un ensemble de règles, mais une force de nouveauté qui nous façonne et nous permet d’affronter avec espérance tous les événements à venir. Car : Moi, la lumière, dit Jésus, je suis venu dans le monde, afin que quiconque croit en moi ne demeure pas dans les ténèbres.

Donné à Sullens le 03.01.2016

René Blanchet