LE THÉISME EN QUESTION

LE THÉISME EN QUESTION

Lectures : Psaume 144, 3-11 ; Jean 14, 20-24

1. Dieu comme objet

Nous observons un paradoxe chez nos contemporains : d’une part, ils ont un problème avec la figure du Dieu chrétien, qu’ils n’arrivent plus à se représenter, qui ne leur paraît plus plausible, que parfois ils refusent ; et dans le même temps, on observe, en particulier chez les jeunes gens, une recherche spirituelle, une ouverture pour une sorte de mystique diffuse. Pourquoi notre message d’Église, de chrétiens, ne passe-t-il pas ? Pourquoi la personne de Dieu, qui a été évidente pendant des millénaires, fait-elle question, et d’ailleurs à nous aussi ? Cela ne vient-il pas d’un décalage dans nos représentations mentales et dans notre langage qu’il nous faut essayer de combler ? Les théologiens (et les philosophes) ont mis un nom sur ce problème : le théisme. Du grec theos, Dieu, le théisme est une conception qui tend à objectiver Dieu, à le considérer comme un objet, séparé, hors du monde et de nous. Un objet, on peut le décrire, le mesurer peut-être, on peut dire où il est, ce qu’il fait… Nos relations avec Dieu sont alors assimilées à une relation de sujet à objet : j’adresse à Dieu ma prière, comme on envoie une lettre à la Poste… et je me plains que cela ne marche pas… Je cherche un contact avec Dieu : est-il présent ou est-il absent ? Pourquoi n’intervient-il pas dans le monde pour mettre un peu d’ordre, pourquoi ne fonctionne-t-il pas ?

Le théologien Paul Tillich (+1965) s’exprimait ainsi lors d’une interview : « Le théisme transforme nos rapports avec Dieu en une rencontre entre deux personnes qui peuvent ou ne peuvent pas se rejoindre mais dont chacune est une réalité indépendante de l’autre. Il y a, d’une part, un être qui est Dieu et, d’autre part, un être qui est l’homme. Dieu entre ainsi dans la catégorie des relations sujet-objet qui définissent les rapports humains. En tant que sujets nous voyons Dieu comme un objet ; en tant que sujet, Dieu nous voit comme des objets.

Mais parce que Dieu est tout-puissant et omniscient, il peut, lui, me transformer en un objet qui n’est rien de plus qu’un objet. Il me prive de toute ma subjectivité. En revanche, moi qui ne suis pas tout-puissant, je ne puis lui rendre la pareille. Dieu m’apparaît donc comme un tyran invincible contre lequel toute révolte est brisée d’avance, et ce perpétuel échec ouvre la porte au désespoir. Et c’est ce Dieu-là qu’ont voulu tuer des hommes comme Marx, Nietzsche, Freud ou Sartre. Et je trouve que, sur ce point, ils ont raison ; je trouve qu’il faut en finir avec le théisme. »

2. Dieu, un personnage

Réduire toutes choses à des objets : c’est précisément ce que la pensée rationnelle, scientifique de notre époque s’efforce de faire avec toute la réalité, avec la matière, avec notre cerveau, même avec la vie ! Pour faire de toutes choses des instruments à notre service. Il n’est donc pas si étonnant que soyons poussés à faire de même avec Dieu. Cependant, c’est de tous temps que les hommes ont procédés ainsi. Le langage biblique lui-même n’est-il pas théiste ? Dieu est représenté comme un personnage, qui habite au ciel. Mais il se déplace, descend sur le Sinaï pour parler avec Moïse, ou entre dans le Temple de Jérusalem. Il a des sentiments, il peut se mettre en colère, mais aussi se laisser fléchir, il délivre et il punit. Même en période chrétienne, on n’a pas hésité à le représenter comme un personnage humain sur des peintures, voir, par exemple, au plafond de la Sixtine, le Créateur peint par Michel-Ange.

3. Sortir du langage théiste

Bien sûr, nous connaissons tout cela, me direz-vous ; nous sommes habitués au langage biblique, qui parle par images, dans le Nouveau Testament autant que dans l’Ancien Testament ; mais quand nous lisons ou écoutons, nous allons au-delà du sens littéral. Nous savons bien qu’il s’agit là d’une manière naïve ou poétique de parler de Dieu, et qu’en fait, il est invisible, indicible, inaccessible, disons de nature « spirituelle ». Le célèbre théologien Karl Barth disait : « Dieu est le Tout-Autre ». Il n’empêche, chaque fois que nous revenons à la Bible, nous retombons dans les mêmes représentations, le ciel, les commandements de Dieu, ses colères et ses menaces ou ses bontés, ses prodiges incroyables : il est une sorte de personnage-fantôme que nous désirons, dont nous attendons tout et qui nous laisse perplexe. De plus, au moment où il s’agirait pour nous de témoigner de lui, de transmettre notre foi, nous voilà très embarrassés. Quels mots utiliser pour sortir de ce langage « théiste », qui nous enveloppe ?

4. Le chemin de profondeur

J’ose une remarque sacrilège : puisque son langage est insatisfaisant, devrions-nous laisser la Bible de côté, cette Écriture vers laquelle les Réformateurs ont voulu justement ramener toute l’Église, celle qu’on a traduite en des milliers de langues pour la mettre à disposition de tous ? Cela nous est impossible : la Bible est la source majeure de notre foi et nous voyons bien que le christianisme mondial la met au centre de sa vie. Mais il s’agit de l’interpréter, comme l’Église l’a toujours fait au cours de son histoire, dans un certain sens de la lire entre les lignes, pour essayer de ne pas rester prisonniers du moule théiste. Ce n’est pas faire du perfectionnisme, mais c’est libérer Dieu et nous libérer nous-mêmes d’un carcan qui nous empêche de vivre et de communiquer notre foi en toute profondeur.

Le théologien Tillich déclare, dans la même interview : «…Je préfère exalter la profondeur plutôt que la hauteur. Dieu, c’est ce qui est au plus profond de nos recherches, dans quelque domaine que ce soit. C’est pourquoi je rejette la distinction a priori entre le profane et le sacré… Comme je l’ai écrit dans l’un de mes livres, celui qui connaît quelque chose de la profondeur, en lui-même ou dans le monde, connaît quelque chose de Dieu… »


C’est parce que Dieu aime le monde que nous n’avons pas à le chercher hors du monde. D’ailleurs, il nous est impossible de sortir de notre monde, de notre corps. Pour nos contemporains, pour nous mêmes, ce n ‘est plus dans la hauteur, mais dans la profondeur que nous avons à rencontrer Dieu, la profondeur des choses, et la profondeur en nous-mêmes. Dieu est au fondement de tout, la source de la vie. C’est pourquoi nous sommes invités à suivre aujourd’hui un chemin de profondeur qui restitue à Dieu, comme à nous-mêmes, sa liberté et son mystère.

5. L’amour, demeure de Dieu

J’aborde mon dernier point, qui se base sur un passage de l’évangile de Jean lu tout à l’heure : « Si quelqu’un m’aime, il observera ma parole, et mon Père l’aimera ; nous viendrons à lui et nous établirons chez lui notre demeure.» Langage imagé, symbolique, qui nous promet la victoire de la présence sur l’absence. Par sa vie, par ses paroles et jusque sur la Croix, Jésus nous a rendu présent le Dieu absent, le Dieu invisible et insaisissable. Jésus est pour nous la manifestation tangible de l’amour de Dieu pour le monde. En fait, c’est lui, Jésus, qui est le vrai langage pour dire Dieu, la vraie Parole, et c’est bien ce que dit l’évangile de Jean dès le début : « Au commencement était la Parole… et la Parole s’est faite chair… ». Jésus, par ses paraboles, par sa vie, nous a révélé la proximité de Dieu. Il est notre communication avec Dieu, dont l’essence est d’être Père, c’est-à-dire force créatrice et aimante. Et maintenant, l’un et l’autre, l’un avec l’autre, l’un par l’autre, ils « ont établi en nous leur demeure ». Par l’Esprit saint, ils habitent en nous, en notre profondeur. Ils ne sont pas des objets, mais une présence de communion.

Pour éviter le théisme dont je parlais pour commencer, nous pouvons prendre ce nouveau chemin, chemin de nos profondeurs, qui sont aussi les profondeurs du monde, du fait que tout ce qui est du monde se retrouve récapitulé en nous. C’est un chemin d’écoute, écoute des paroles et écoute intérieure, qui nous relie non plus au Dieu de la hauteur, mais à celui de la profondeur.

Donné à Lussery le 17.07.2016

René Blanchet