ID IDENTITÉ

ID Identité

Lectures : Deut. 28,8-14 ; Galates 3,27-4.7 ; Matthieu 9,35-38

1. Le repli identitaire

Nous sommes secoués par de nombreux événements dramatiques qui, bien que n’ayant pas eu lieu sur notre territoire, nous affectent énormément. Si je voulais récapituler sous un mot tous ces événements, je dirais évidemment « violence », mais aussi : « division ». Division interne en Turquie, division avec le Brexit, division dans l’Union européenne, menace de division avec l’Écosse : nous sommes témoins d’un mouvement dangereux de dislocation, de fragmentation un peu partout dans le monde. Comme si les humains ne savaient plus vivre ensemble, comme s’ils ne voulaient plus vivre ensemble. Le vivre ensemble implique une forme d’alliance, notez ce terme. Or, il semble qu’on ne veuille plus supporter les contraintes ou les devoirs de l’alliance ; on ne voit plus ses avantages : la réciprocité, la solidarité, la protection, la paix. Au risque de laisser s’évaporer toutes ces valeurs, on se replie sur des intérêts particuliers, sur des positions égoïstes. Repli nationaliste ou identitaire, de race, de religion. On veut donc sortir de l’alliance.

Chers amis, mon but n’est pas de faire un commentaire socio-politique. Mais vous avez probablement noté les analogies que l’on pouvait établir avec la situation de l’Église. Vis-à-vis de l’Église, la plupart des gens ont déjà accompli leur Brexit ! Ils sont apparemment sortis de l’Alliance, celle dont on parle dans l’Ancien Testament, et qui se prolonge dans la Nouvelle Alliance publiée par le Nouveau Testament. Dans l’Église, nous avons subi à plein cette dislocation communautaire, ce repli individualiste, qui fait de nous qui sommes ici un petit reste.

2. Une identité en relation

En fait, nous faisons involontairement les frais de la libération introduite par l’Évangile lui-même. On veut se libérer. Mais on oublie qu’au cœur de la liberté évangélique, il y a une nouvelle identité : l’Évangile nous a apporté une nouvelle identité. Les philosophes l’affirment aujourd’hui autant que les théologiens. La formule de l’apôtre Paul : « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus ni homme, ni femme ; car tous vous n’êtes qu’un en Jésus-Christ » constitue une bombe dont nous ressentons le souffle jusqu’à aujourd’hui. Paul ne veut pas dire que toutes ces distinctions, juif, grec, homme, femme, sont indifférentes. Mais elles sont dépassées par une nouvelle identité, qui ne repose plus sur l’appartenance à une ethnie, à une classe, à un genre, mais qui vient d’une relation au Christ, à Dieu. Ainsi, nous avons reçu un nouveau statut, qui ne dépend pas des ressources humaines, le statut de «fils et filles de Dieu». Les premiers lecteurs de Paul ont tout de suite saisi les implications de cette affirmation. Nous, il nous faut relire des siècles d’histoire pour en comprendre la portée. Jésus a initié un mouvement qui n’a cessé de se déployer dans l’histoire : il nous a libéré d’un carcan religieux et de l’esclavage social. En reprenant les images employées par Paul, je dirai qu’avant cette libération, nous étions mineurs, alors que maintenant nous sommes devenus majeurs, adultes. Cette promotion nous donne part à l’héritage chrétien et à ses valeurs : l’espérance, la confiance, le pardon, l’amour, tout le dynamisme de la vie nouvelle. Il faut préciser que cette nouvelle identité implique la foi. Cette identité n’est pas simplement une étiquette, un vernis extérieur, mais correspond à une transformation intérieure, dans la mesure où c’est l’Esprit qui crie dans nos cœurs : « Abba, Père ». Surtout, il faut souligner que cette identité n’est pas fermée sur elle-même, mais ouverte ; elle ne sépare pas, ne disloque pas, mais unit au Christ. Elle permet la construction de ce que l’apôtre Paul appelle ailleurs le « Corps » du Christ.

3. L’homme est-il vraiment autonome ?

L’ironie de l’histoire, de notre histoire moderne, vous la connaissez : alors que les hommes avaient été émancipés par Dieu en Christ, voilà qu’ils se sont émancipés de Dieu ! Leur liberté était « théonome », c’est-à-dire reliée à Dieu ; maintenant, elle est revendiquée comme une simple autonomie. Ce changement résulte du travail de critique de la modernité, un travail dont nous mesurons l’ambiguïté jusqu’à notre époque. En effet, la modernité a récupéré le statut d’homme quasi divin du christianisme, mais en récusant Dieu ; elle accepte la liberté du fils, mais elle congédie le Père. Cette ambiguïté est celle-là même de la charte des Droits de l’homme, qui s’impose comme un oracle divin, mais qui fait mine de fonder la dignité de l’homme sur l’homme lui-même.

Cependant, le doute n’a cessé de s’amplifier dans beaucoup d’esprits: qu’est-ce que cet homme qui veut se protéger et se sauver lui-même ? S’il se conduit régulièrement d’une manière indigne, d’où vient cette dignité qu’on lui confère? Oui, qui suis-je ? Qu’est-ce qui fait notre identité ?

Nous devons quand même regarder en face le fait que ces hommes si dignes et si libres se sont laissés entraîner dans des mouvements de masse, dans des guerres qui ont occasionnés des millions de morts. Est-ce que cet entraînement a beaucoup diminué actuellement ? Paradoxalement, plus l’individu aplatit son identité sur son moi, plus il risque d’être happé par la masse. Les sociologues parlent de la recrudescence d’une identité clanique, par appartenance à une meute, à un groupe, à un parti. Le contenu et le sens de l’identité sont données par appartenance à un clan, ainsi que la légitimation pour agir, pour agir n’importe comment, ainsi que l’actualité nous le montre tragiquement. Je suis frappé comme toutes les manifestations qui rassemblent du nombre sont magnifiées dans la presse et les médias : voilà la vérité de l’homme, semblent-elles dire. Jésus, dans l’évangile de Matthieu parlait plus lucidement de « brebis qui n’ont pas de berger ». Ces brebis égarées que les politiciens essaient activement de s’annexer, nous le savons bien.

4. Une identité ouverte

J’en reviens à l’Église, après ce parcours qui a pu sembler être un détour. Pour souligner que son être et sa survie dépendent énormément de la manière dont nous concevons et vivons notre identité de chrétiens, de fils et de filles de Dieu. L’Église est ce lieu où je puis retrouver mon identité véritable et l’enrichir, et la mettre en œuvre. Dans les circonstances actuelles, ce n’est en tout cas pas le prestige de l’institution qui constitue un attrait ; car l’institution Église s’est figée pour ressembler à une sorte d’organisation scolaire qui serait en manque d’élèves. Elle n’est plus écoutée, parce qu’elle-même ne n’écoute pas. Non, nous devons résolument considérer l’Église à partir de ses membres, c’est-à-dire à partir de nous qui sommes ici, et qui formons le reste. Et nous sommes ici parce que l’évangile de Jésus-Christ nous donne de restaurer et d’approfondir cette identité qui fait question pour tellement de nos contemporains. Comme le dit Paul, en tant que fils, nous avons un héritage à accepter, à recueillir et à valoriser. C’est toute la tradition biblique et ecclésiale, dans ses valeurs et ses vertus essentielles, qui ont influencé notre société et l’ont formée, même là où elle s’en défend. Le « mythe chrétien », comme disent les intellectuels, est aujourd’hui très méconnu, déformé, caricaturé, souvent méprisé, ou alors ânonné. Je crois qu’il viendra cependant un moment où les gens s’apercevront qu’ils ont manqué quelque chose d’important en laissant de côté l’héritage évangélique ; ils reconnaîtront qu’ils se sont bêtement appauvris, qu’ils ont en quelque sorte enlevé le sol sous leurs pieds. Au contraire, notre tâche consiste à vivre des valeurs de cet héritage, à en tirer toutes les conséquences pratiques, pour notre bien et le bien de tous. C’est une responsabilité et une mission.


Nous ne manquerons pas non plus de prendre conscience de nos limites : nous ne sommes pas Dieu, nous vivons dans le relatif, même si dans la foi nous visons l’absolu. Et pour cette raison, nous avons à empêcher que des hommes ou des choses soient tout à coup vénérées comme des idoles, devant lesquelles des foules ploient le genou et se soumettent, dans l’oubli complet de leur dignité. Parmi nos limites, la plus difficile est probablement d’accepter notre relative impuissance, semblable à celle du Christ sur la Croix. Ce qui doit nous conduire à discerner où se trouve notre véritable pouvoir, comment agir avec les forces, spirituelles, qui correspondent à notre identité. Cette identité est une identité ouverte au monde. Elle doit se garder d’être sectaire. C’est pourquoi, je crois que notre espoir de renouvellement ecclésial réside prioritairement dans une reprise systématique de la pratique du dialogue, de la libre discussion : entre nous d’abord qui formons le reste, avec nos autorités, et avec toute personne ouverte de la société. Or, pour dialoguer, nous avons besoin d’une identité forte. C’est bien sur cette base, acquise en Christ, que nous pourrons prolonger son mouvement libérateur.

Donné à Cossonay le 24.07.2016

René Blanchet