Lectures : Deut. 13, 2-6 ; 1Co 10,31-11,1 ; Lc 9, 57-62
1. Mobilité
C’est le temps des vacances, c’est le temps des voyages : on prend l’avion, on fait des km de voiture. On bouge, on fuit une vie trop normalisée pour aller découvrir un ailleurs. Mais pour le travail aussi, on ne cesse de se transporter d’un lieu à un autre. Apparemment notre monde moderne est extrêmement mobile, c’est devenu une norme. Cependant, on peut se demander si cela n’est pas un leurre ; si cette mobilité n’est pas plutôt de l’agitation, comme celle de l’eau qui bout, ou celle d’une fourmilière. Car finalement n’en restons-nous pas à nos habitudes bien ancrées, à notre rythme de vie bien fixé, à nos convictions arrêtées, à nos désirs conformes et à notre place dans la société ? Nous nous déplaçons sans arrêt, mais quelle résistance au changement ! Au fait, comme tout le monde, ne sommes-nous pas terriblement immobiles ? C’est ce que je me disais en relisant l’appel de Jésus à ses disciples : « Toi, suis-moi ! » Parce que cet appel, dérangeant au possible, si nous l’entendons, si nous l’écoutons, nous oblige à un tout autre voyage.
2. Les premières formes de suivance
Pour les disciples du temps de Jésus, nous voyons assez clairement ce que cet appel signifiait. En leur disant « Suis-moi », Jésus les invitait à partager son itinérance à travers la Galilée et jusqu’à Jérusalem. Il les faisait compagnons d’une équipe et collaborateurs d’une œuvre nouvelle. Ils ont dû s’arracher à leur maison, à leur famille, à leur métier, pour entrer dans une mission de pêcheurs d’hommes : aller dans les villages, partout, rencontrer des hommes pour les ouvrir à un nouvel horizon – le Règne de Dieu – et leur proposer une nouvelle orientation de leur existence. Au risque de susciter l’hostilité, au péril de leur vie.
Mais après la mort de Jésus, une fois sa proximité physique disparue, son cheminement palestinien terminé, que veut dire son « Suis-moi », comment comprendre la suivance du Christ dans des contextes différents ? La direction qui a été prise dans la première Église est celle de l’imitation : l’imitation du Christ, et des aspects de sa vie. Et parce que l’appel de Jésus était radical, on lui a souvent donné des réponses radicales. Dans le cadre des persécutions des premiers siècles, pour certains chrétiens, suivre le Christ, est devenu rechercher le martyre : c’est le cas du célèbre évêque Ignace d’Antioche qui, condamné à mort, écrivait à l’Église d’Éphèse, autour de l’année 110 : « …espérant avoir le bonheur, grâce à vos prières, de combattre contre les bêtes à Rome, pour pouvoir, si j’ai ce bonheur, être un véritable disciple. »
Une deuxième réponse radicale a été l’ascèse, le jeûne, la discipline, voire la mortification du corps, dans le but d’être plus disponible à la prière et pour partager les souffrances du Christ.
Une troisième réponse, plus stratégique, et dont vous connaissez le succès dans l’histoire, est le monachisme. En réaction contre un christianisme qui s’embourgeoisait et se sécularisait, pour quitter une société corrompue, pour être plus indépendants des pouvoirs en place, des chrétiens partent dans le désert ou vers des lieux isolés. Seuls ou en communauté, ils veulent vivre une vie plus fidèle au Christ, vouée à la prière et au travail, dans la pauvreté, la chasteté et l’obéissance. Ce chemin alternatif, en marge du monde, a eu un succès phénoménal, avec des dizaines de milliers de couvents couvrant l’Europe et s’étendant bientôt à tous les continents.
Je mentionne aussi les pèlerinages, une manière figurée de suivre le Christ, devenue passablement touristique aujourd’hui. Enfin, dès la fin du Moyen-âge, on note des manières plus intériorisées d’imiter le Christ, de type mystique et piétiste. Toutes ces manières ont leur vérité et leurs qualités. Elles visaient à l’imitation du Christ, pris comme modèle d’humanité et de foi. Il s’agissait de s’élever à sa perfection et de reproduire tout ou partie de sa destinée. Sont-elles encore valables pour nous ?
3. L’opposition de la Réforme
Nous savons que Luther, notre réformateur, s’est opposé avec énergie à ces réponses bien intentionnées : non qu’il soit par principe contre l’imitation, que recommande même l’apôtre Paul ; mais il ne veut pas que cette imitation devienne un moyen de salut. Pour lui, tous ces efforts étaient grevés par une théologie des mérites et par la dévotion aux saints. Cette spiritualité rituelle trahissait l’Évangile, parce qu’elle oubliait la grâce de Dieu et la justification par la foi. Il écrivait : « L’article principal et le fondement de l’Évangile, c’est que, avant de prendre Christ pour modèle, tu le reçoives et le reconnaisses comme un don et comme un cadeau qui t’a été octroyé par Dieu et qui t’appartient. » Autrement dit, Luther renverse le char : il ne s’agit pas d’imiter Jésus en vue de l’atteindre et de lui ressembler ; au moment où il nous dit : « Suis-moi », Jésus nous a déjà atteint. La foi est d’emblée une bonne nouvelle, et d’emblée elle prend la forme d’une obéissance.
4. Aller sur les lieux
Mais quelle obéissance ? La problématique a été ravivée pour nous à travers le témoignage personnel du théologien Dietrich Bonhoeffer. Engagé contre le nazisme, il a été pendu dans le camp de Flossenbürg en mai 1945 ; mais il avait auparavant écrit un livre qui avait fait choc : « Nachfolge », ce qu’on peut traduire en français par Suivance. Dans cet ouvrage, il insiste sur le fait qu’il n’y a pas de foi sans suivance, parce que la foi n’est pas seulement un savoir, mais une action. Et il nous ramène au thème de la mobilité. C’est dans ce registre que j’aimerais maintenant ouvrir quelques pistes qui nous soient applicables.
D’abord, je crois qu’en nous disant Suis-moi, Jésus nous invite à « aller sur les lieux » : les lieux qu’il veut. Ce sont les lieux où nous rencontrons le visage d’autrui. Où se disent la souffrance ou l’espoir, la solitude, le doute, où s’expriment les grandes questions de la vie et de la mort. Et là, dans le dialogue, nous sommes entraînés dans le changement.
Aller sur les lieux, avec ce que nous avons reçu. Aller sur les lieux où s’échangent des idées, où se forment des projets, où l’on veut créer du neuf ou du meilleur. Ces lieux qui nous obligent à réviser nos préjugés, à repenser nos convictions. Mais qui réclament aussi notre contribution et notre critique, au nom de tout ce que le Christ nous a transmis dans ses paroles.
Suivre le Christ signifie donc aller sur les lieux. Beaucoup sont nécessairement des lieux d’affrontement et de conflit. En effet, entre la communauté chrétienne qui mise sur l’amour et la société qui, plus que jamais, est dominée par l’économisme, considérant l’homme comme une simple fonction ; une société dont les membres sont eux-mêmes des obsédés de la consommation et du bien-être, le tout dans une grande confusion d’idées et de valeurs – il ne peut qu’y avoir conflit. Il ne faut pas refuser le conflit, mais la violence. Les conflits bien gérés font généralement avancer les choses. Ils sont instructifs, ils sont un préalable à l’accord de paix. Ils cachent des intérêts personnels, ils mettent en jeu du pouvoir : ils ont donc un caractère politique. Ils sont aussi idéologiques, obéissant à des systèmes de pensée préconçus. Dans ces circonstances, il nous suffit, souvent, de rappeler quel homme Dieu a voulu créer et que nous tenons à préserver, pour que ces idéologies révèlent leurs limites et reculent peureusement. Mais, nous pouvons aussi échouer dans la discussion, et il nous faut alors souffrir. Suivre le Christ, c’est « porter sa croix », dit l’évangile.
Enfin, il y a un fait sur lequel on a trop peu insisté. Quand Jésus demandait à ses disciples de le suivre, il leur offrait un compagnonnage qui formait déjà une communauté ; c’est une préfiguration de l’Église, une Église ouverte et mobile. Suivre le Christ, n’est donc pas contraire au fait de participer à une communauté pour en partager les tâches et les objectifs. Nous avons à travailler ensemble. Toutefois, nous devons considérer, avec toutes ses conséquences, que le Christ ne se tient pas uniquement au centre de cette communauté, par sa Parole et son Esprit, mais également à la périphérie et au-delà.
5. Par delà nos résistances
Aller sur les lieux avec ce que nous avons reçu. Mais sommes-nous capables de sortir de notre immobilité, de notre fixité ? Le texte de l’évangile de Luc qui nous a été lu tout à l’heure nous donnait trois exemples de résistance et d’incapacité à la suivance. Dans le premier, Jésus avait affaire à un enthousiaste, voire un fanatique, qui s’invitait lui-même : « je te suivrai partout où tu iras… » C’était un inconscient qui ne réalisait pas la difficulté, la dureté du chemin. Il ne voyait pas que la foi est une obéissance, une responsabilité.
Le deuxième interlocuteur veut d’abord enterrer son père : il a des obligations familiales qu’il met au premier rang, et Jésus viendra ensuite. Quant à nous, nous disons : d’abord notre travail et nos affaires de la semaine, et ensuite le dimanche ! « Laisse les morts enterrer leurs morts », répondJésus.
Enfin, le troisième exemple met en évidence un homme hésitant, attaché au cocon familial qui le protège et dont il peine à se séparer. Nous avons tous nos cocons qui nous sécurisent, notre famille, notre cercle d’amis, notre milieu professionnel ; et nous hésitons à saisir la charrue et à regarder en avant.
Qu’est-ce qui nous mettra sur la route, qu’est-ce qui brisera notre immobilité ? Rien, sinon l’appel du Christ lui-même. Cela suffit, il donne ce qu’il ordonne. Dans une période où nous consentons beaucoup d’efforts pour consolider notre institution d’Église, il nous appelle, à la mobilité, à la suivance.
Donné à Cossonay le 18.07.2010, à Éclépens le 8.08.2010
René Blanchet