
Lectures : Ps. 13 ; Rom. 13, 11-14 ; Matthieu 24, 36-44
1. Regarder vers l’avant
Nous avons allumé la première bougie de l’Avent. Plein vent, donc vers les grandes nostalgies et les douceurs de Noël ? Pour beaucoup de gens, en effet, toute cette période est une occasion de régression sentimentale vers l’espace clos de l’enfance, vers le passé. Est-ce vers le passé que nous sommes invités à regarder ? Depuis plus de 1500 ans, les liturgies de l’Avent nous proposent au contraire des textes ouverts vers le futur, vers la venue finale du Royaume de Dieu et du Christ. Nous sommes invités à regarder vers l’avant, vers le futur. Et même si Noël est un événement passé, nous le fêtons dans une perspective d’espérance, pour affirmer que Jésus-Christ est le Seigneur du monde, notre fin, le but de notre attente.
2. Une veine apocalyptique
Il y a dans l’évangile de Matthieu, ainsi que dans les parallèles de Marc et de Luc, toute une série de textes de veine apocalyptique qui parlent de la fin du monde, de la venue inopinée du Messie. Textes un peu troublants. Je cite :
« On se dressera nation contre nation et royaume contre royaume ; il y aura en différents endroits des famines et des tremblements de terre. Et tout cela sera le commencement des douleurs de l’enfantement… Aussitôt après la détresse de ces jours-là, le soleil s’obscurcira, la lune ne brillera plus, les étoiles tomberont du ciel et les puissances des cieux seront ébranlées. Alors apparaîtra dans le ciel le signe du Fils de l’Homme… Alors deux hommes seront aux champs : l’un sera pris, l’autre laissé ; deux femmes en train de moudre à la meule : l’une est prise, l’autre laissée… Veillez ! »C’est une manière catastrophiste de voir la fin de l’histoire, typique du genre apocalyptique. Ce genre d’écrit ne doit d’ailleurs plus nous sembler si extraordinaire, car, avec les sombres prédictions que nous servent les écologistes et les catastrophes climatiques qu’ils nous décrivent, nous sommes dans une ambiance un peu analogue. Mais il ne faut pas tout mélanger et il vaut la peine de comprendre exactement ce, qu’à travers ce langage alarmant, Matthieu veut nous dire.
3. Ce n’est pas encore la fin…
En effet, à y regarder de près, nous nous apercevons que l’évangéliste, en faisant accueil dans son livre à cette tradition apocalyptique, la retourne sur elle-même comme on retourne une chaussette. Accueillant dans son Évangile cette tradition, Matthieu lui dit à la fois oui et non. Oui, il y aura des guerres nombreuses et des bouleversements cosmiques, mais non, ce n’est pas encore une marque de la fin. Oui, il y aura des persécutions cruelles à l’encontre des chrétiens, mais non, ce n’est pas la fin. Oui, on annoncera la venue du Messie ici ou là, mais non, ce sont des illusions, le moment de son retour est totalement imprévisible, c’est le secret de Dieu seul. Et finalement, oui, il s’agit de s’orienter vers l’instauration du Royaume de Dieu et d’attendre l’avènement du Christ; mais non, nous ne pouvons pas prédire cet événement, ni le décrire. Pour ce qui est de la fin du monde comme pour ce qui est de ses origines, les hommes ne peuvent en parler que dans un langage mythique, car ce sont des événements qu’ils ne peuvent pas concevoir, ils sont hors de portée. Il s’agit donc de viser la fin, mais de supporter que les choses ne soient pas finies ; plus encore, il s’agit de vivre dans le non-fini, car le Seigneur y est présent autant qu’à la fin !
4. Vivre dans le non-fini !
Vivre dans le non-fini, c’est vivre dans l’incertitude. Voilà ce que nous n’aimons pas, ce qui nous fait peur. Voilà aussi ce que des groupes de chrétiens de l’époque de Matthieu voulaient éviter, c’est pourquoi ils attendaient ardemment la fin de l’histoire et le retour du Christ et l’annonçaient, à grand renfort d’images terribles. Même étant croyants, nous sommes dans l’incapacité d’expliquer la persistance du mal, le sens de la souffrance ; nous ne contrôlons ni ne maîtrisons les événements de l’histoire ; nous ne pouvons pas démontrer avec des preuves rationnelles la vérité de notre foi, nous ne pouvons justifier Dieu, ni expliquer précisément qui il est. Nous restons dans l’incertitude, dans l’inconnaissance d’un large pan de réalité. C’est que, justement, pour chacun de nous, les choses ne sont pas finies, tout est en cours. Précisément, dans cette situation où rien n’est fini, et où cet in-fini occasionne des souffrances, grande est la tentation d’abréger le temps, de sauter à pieds joints par-dessus le déroulement de l’histoire, de se transporter en quelque sorte directement vers sa fin. Fuir les obscurités du présent, ses dangers, ses douleurs, et hâter la fin, en se projetant vers elle, en la décrivant, en la fixant. C’est une tendance qu’on observe dans les apocalypses de l’Ancien Testament, et c’étaient aussi la tendance de certains groupes chrétiens des débuts du christianisme.
Quand ce sont des politiques qui veulent enjamber la résistance du réel et en arriver tout de suite à la fin, cela peut prendre l’aspect des solutions finales ! Hitler s’est illustré dans ce genre de grande simplification en organisant l’élimination systématique des handicapés et des Juifs qu’il ne considérait pas comme des humains dignes de vivre. Mais si nous considérons attentivement l’histoire, nous trouverons bien d’autres exemples d’opération de simplification, de solutions finales : Staline, le Cambodge, le Rwanda, Saddam Hussein, et je suis persuadé qu’on peut multiplier ces noms par 100 !
5. Être vigilants !
Matthieu s’insurge contre les impatients qui veulent court-circuiter l’histoire et le déroulement des vies ; à ceux qui voudraient poser des Amen et des J’ai dit, alors que rien n’est achevé. Cependant, Matthieu est tout aussi opposé à ceux qui s’accrocheraient au passé et qui redouteraient toute nouveauté de faire son apparition : c’est pourquoi, il a quand même fait droit au désir, à l’attente, à l’espérance des chrétiens qui regardaient vers l’horizon de la fin. D’autant plus que cette fin consiste en un jugement par lequel Dieu redressera toutes choses ; il la compare à une grande reddition des comptes où enfin, après des millions d’écritures du côté des charges ou des revenus, il sera possible d’écrire les totaux.
Cependant, dans cette période encore en mouvement que nous vivons, quelle attitude Matthieu préconise-t-il ? « Veillez ! écrit-il. Tenez-vous prêts ! » Pas de nostalgie sentimentale, pas de conservatisme ou d’immobilisme. Pas d’impatience, pas d’aveuglement, pas d’oubli non plus. Matthieu demande aux chrétiens qu’ils aient les yeux ouverts, qu’ils soient lucides, qu’ils aient pleine conscience de tout ce qui se passe autour d’eux. Il veut que nous pratiquions une vigilance active, ainsi que le montrent très nettement les paraboles qui suivent notre texte d’aujourd’hui, les paraboles de l’intendant, des 10 vierges, des talents, etc. Il ne s’agit pas d’une vigilance théorique, mais de l’exercice concret de notre vocation et de notre responsabilité dans le monde, dans le présent, dans le cours de ces choses non-finies qui nous entourent. Matthieu précise que notre attention doit se porter particulièrement vers les plus petits, les plus faibles parmi nos frères. Oui, c’est dans l’incertitude, c’est dans l’imprévisibilité des événements qu’il s’agit de manifester notre fidélité.
6. Ce qui tend vers le Royaume
Je ne voudrais pas être injuste, ni paraître complètement ringard ; mais je ne peux m’empêcher de voir dans le désir de tout planifier, ainsi qu’il s’exprime dans notre société, une manière de s’éviter l’effort personnel de vigilance. Les hommes désirent tout prévoir et rendre tout automatique. Ainsi, en maîtrisant bureaucratiquement et techniquement toute la réalité, nous serions dispensés de veiller. Notre Église n’a-t-elle pas glissé dans ce travers, celui d’une planification qui risque de tuer la vie ? A force de lutter contre l’imprévisible, à force d’en avoir peur, on risque de s’opposer à Dieu même ! Appelés à la vigilance, nous sommes invités à discerner dans les événements en évolution ce qui tend vers le Royaume et ce qui s’en éloigne. Et à oser dire et agir en fonction de ce que nous croyons et de ce que nous espérons.
C’est une façon d’affirmer que le Christ est présent dans notre réalité non-finie, quand bien même nous l’attendons encore. Au contraire, en se focalisant à outrance sur la fin des temps, les amateurs d’apocalypses risquent de sous-entendre que notre présent est vide du Christ. Je crois que notre existence en chemin est riche de sens et d’avenir, parce que le Christ est en permanence avec nous, comme notre fin.
Donné le 02.12.07 à Dizy et Senarclens
René Blanchet