AU-DELÀ DU RESSENTIMENT…

AU-DELÀ DU RESSENTIMENT
Sur le Psaume 73.

1. Une crise de conscience

Entrer dans un psaume, c’est à chaque fois entrer dans un monde spirituel particulier. Chaque psaume a son climat et sa tonalité. Il y a les grandes liturgies solennelles du Temple, les chants de pèlerinage, les cris de détresse et de délivrance plus individuels… Quant au psaume 73, qui appartient au genre sapiential, de la collection d’Asaph, il consiste en une réflexion qui a aussi la forme d’une confession personnelle. Il médite sur la logique de la conduite des hommes et sur celle de Dieu. Surtout, il nous fait participer au dénouement d’une grave crise de conscience, qui est une crise de la foi. Et ce psaume est aussi révolutionnaire par sa manière d’envisager l’existence face à la mort et par la conviction qu’il exprime d’un au-delà de la mort.

2. Torture du ressentiment

L’auteur pose d’abord un fondement, que nous, lecteurs, devons sans doute garder à l’esprit tout au long du psaume: Vraiment, Dieu est bon ! C’est vrai, mais c’est cela dont le palmiste avait commencé à douter. Dans les versets suivants, il nous raconte avec une fraîcheur, une sincérité étonnantes, et avec une grande précision les sentiments qui l’avaient animé, le tourment qui le torturait et dont il est arrivé à sortir. Il le confesse sans ambages : il était non seulement en train de glisser, de dériver, mais à un doigt de tomber, de perdre la foi. En effet, il a été pris par l’envie, par le ressentiment, en voyant la réussite des orgueilleux, des riches qui ne tiennent pas compte de Dieu. La passion qui l’a traversé est une combinaison d’indignation et de jalousie, oui précisément de ressentiment.

Je pense que c’est le sentiment qu’ont aujourd’hui des millions de personnes d’Afrique et d’Asie, quant elles voient à la télévision le mode de vie occidental. Rappelez-vous l’effet que faisaient sur nous ces films américains des années 60-70, pétris de bons sentiments simplistes, où les héros et les gentils se pavanaient dans un décor luxueux : soit ils étaient milliardaires, soit ils devaient finir milliardaires. Pensez maintenant à l’image de l’occident que se font ces millions de gens qui contemplent à la fois notre standing de vie inatteignable et l’imbécillité des comportements qui sont projetés. Ils éprouvent certainement aussi ce mélange d’indignation et de jalousie qui fait aussi, probablement, le fond de l’opposition islamiste.

3. Arrogance des puissants

Qu’est-ce qui fait le tourment du psalmiste ? C’est de voir que rien ne résiste aux arrogants, aux puissants. Le tableau qu’il fait d’eux est très réaliste. Ils sont pourvus de toutes les ressources, gros et gras. Ce qui leur donne une assurance et un poids dans la société dont ils usent et mésusent sans aucun scrupule. Ils plastronnent partout, imposent leurs avis comme des vérités. Ils se croient tellement forts, qu’ils en viennent même à défier Dieu, à mettre en doute son savoir et son efficacité. Qu’est-ce que Dieu peut en savoir et que peut-il donc faire ? Ces gens continuent de prospérer jusqu’à la fin : il semble que rien ni personne ne soit capable de les contester et de les arrêter. Ce qui aigrissait encore plus notre psalmiste et le rendait malade, c’était leur insensibilité au sort des autres. Alors que la vie se montrait dure pour lui, que les coups ne lui étaient pas épargnés. Alors l’envie le prenait : Pourquoi ne serais-je pas comme eux, pourquoi ne ferais-je pas comme eux, auxquels tout réussit ? Il n’aurait pas été seul à choisir ce parti: Tout le monde se tourne vers eux et boit leur parole comme de l’eau,dit le v.10 (fr. courant). Nous connaissons ce phénomène d’entraînement à grande échelle aujourd’hui, organisé « scientifiquement » par l’industrie des relations publiques et de la publicité. C’est par milliards que se comptent les revenus de ces mouvements de foule, que l’on pousse à gauche ou à droite, à grands renforts de vedettes, moutons ravis de se laisser tondre. Il est extrêmement difficile de résister. J’aurais pu compter comme eux, dit l’auteur du psaume. Mais, heureusement, il ne pouvait se résoudre à ce qui, pour lui revenait à une trahison. Trahison par rapport à sa conviction d’être, au plus profond, un fils de Dieu, à l’instar des autres membres de son peuple.

4. Découverte de l’Avec-Dieu

Alors j’ai voulu réfléchir pour savoir, quelle peine pour voir clair ! Nous arrivons au tournant du psaume. La solution à son problème existentiel, le psalmiste n’est pas arrivé à l’atteindre par la seule réflexion. C’est en participant un jour à une cérémonie du Temple qu’il a compris, attrapant probablement une parole qui avait été prononcée, et qu’il a retournée dans son esprit. Cette solution, ce n’est pas la doctrine ancienne de la rétribution, c’en est le dépassement. Cette doctrine, qui est notamment critiquée dans le livre de Job et de l’Ecclésiaste, déclare que dans leur vie les justes sont récompensés par les biens et la réussite, et les méchants punis par la maladie et par toutes sortes de maux. Cette compensation terrestre était particulièrement importante pour des Israélites qui pensaient que la mort était le point final de l’existence. Et le fait que cette compensation ne se réalisait pas toujours paraissait injuste.

Mais ici, l’auteur du psaume renonce à cette compensation mathématique. Il découvre d’une part la finitude, la mort et son ombre portée sur notre existence, d’autre part le caractère indestructible de l’Avec-Dieu. Oui, tout finit dans la mort ou même avant par quelque catastrophe. C’est ce qui attend immanquablement ces orgueilleux, ces puissants, ces impies qui prennent tellement de place dans le monde présent. Mais le croyant est avec Dieu et Dieu est avec lui. Voilà sa force et son bonheur. Cette relation qui existe maintenant ne se brisera pas. Elle durera au-delà de la mort. Elle est de l’ordre de l’amour, dont l’apôtre Paul dit qu’il durera toujours. Voilà la découverte du psalmiste, que plus tard, on appellera « résurrection ». Elle ne figure que dans quelques pages de l’Ancien Testament. Et de s’accuser lui-même de n’avoir pas saisi cela plus tôt, de s’être comporté comme une grosse bête, comme un hippopotame obtus devant Dieu. Il n’avait pas estimé à sa juste mesure que l’essentiel résidait dans ce rapport solide, qui lie à Dieu les croyants, faisant de sa vie inaltérable leur vie.

5. Admettre que c’est notre problème

Je suis persuadé que vous avez déjà saisi l’actualité de ce texte, vieux, mais magnifique. Nous pouvons nous identifier facilement avec le psalmiste. Car les injustices, et même les atrocités, nous les voyons multipliées tous les jours; non seulement leurs auteurs, mais les puissants responsables et bénéficiaires de ces actes restent impunis dans la majorité des cas. Ils vivent dans l’aisance jusqu’à leur mort, et jusqu’à quelque maladie fatale. Notre réaction n’est-elle pas semblable à celle du psalmiste ? Nous sommes indignés, attristés; nous protestons en paroles ou en écrivant des billets dans les journaux, ou des lettres. Nous pouvons même en faire une maladie, en crever de dépit et de jalousie. Nous sommes largement impuissants. En tout cas à court terme. Choisir la violence ? Celui qui prend l’épée mourra par l’épée, déclare Jésus.Légiférer et renforcer la police et la justice ? Oui, mais je crains que nous n’arrivions toujours trop tard et que parfois nous tapions à côté. D’ailleurs, dans le monde à deux vitesses d’aujourd’hui, où une classe de puissants décide de tout et accapare la majorité des ressources, nous nous apercevons que nous faisons nous-mêmes partie du bloc des Occidentaux, ou du Nord dominant le Sud. Nous sommes nous-mêmes impliqués.

Le Psaume 73 est intéressant parce qu’il prend la question par un autre biais : non pas regarder les choses du dehors et les juger comme si nous n’étions pas partie prenante. Mais se considérer comme étant soi-même engagé. Ainsi le psalmiste a éprouvé toute l’affaire comme étant son problème, sa question; et il la résout par une découverte et un engagement personnel : il est avec Dieu, Dieu est avec lui. Il veut maintenant vivre cette relation consciemment, effectivement, joyeusement. Il veut être solide dans le monde, appuyé sur Dieu, son roc. Il sera témoin de Dieu par l’exemple, par les faits de sa propre vie. Ce sera sa contribution au changement. Voilà une leçon pour chacun et chacune de nous, je crois. Ne pas juger de l’humanité de l’extérieur, mais se placer en son centre et commencer le changement par soi.

Cela, dans la nouvelle perspective dégagée par le psaume: il ne s’agit plus d’être du côté de ceux qui essaient de tromper la mort, de la fuir, de la contourner, de la nier en faisant montre de toute leur puissance; il ne s’agit plus non plus de brandir cette mort comme une condamnation et une malédiction pour les injustes. Il s’agit d’opter pour ce qui la transcende : la découverte d’un avenir qui repose sur l’être-avec-Dieu. Voilà notre travail.

Donné le 02.10.2005 à Penthalaz

René Blanchet