L’UNI(CI)TÉ DE DIEU

L’UNI(CI)TÉ DE DIEU
Lectures : Ésaïe 45, 18-21 ; Éphésiens 4, 1-6 ; Marc 12, 28-34

1. Un seul Dieu

C’est moi, le Seigneur, et il n’y en a pas d’autre ! Le prophète Ésaïe affirme ici l’unicité absolue de Dieu. Il n’y a qu’un seul Dieu. Cela nous paraît très évident, après 2000 ans d’enseignement de l’Église ; c’est le premier article du Credo, que nous avons appris au catéchisme. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Quand Ésaïe répète et martèle sa conviction du Dieu unique, il le fait en opposition à beaucoup de ses contemporains qui croient, au contraire, que chaque peuple, chaque cité, et même chaque individu à ses dieux propres ; qu’il y a donc une pluralité de dieux, qui ont des particularités et des fonctions diverses.

Qu’est-ce qui a changé, quelles sont les raisons qui amènent un prophète Ésaïe à proclamer, avec un accent de triomphe, l’unicité de Dieu ? Est-ce une fascination pour le chiffre un, un désir de simplification de la piété religieuse ? S’agit-il d’une visée politique, semblable à celle du roi Josias et de ses conseillers qui, quelques 80 ans plus tôt, ont détruit les haut-lieux de la campagne pour centrer de force le culte au Temple de Jérusalem ? Non, il ne s’agit pas d’une simplification arithmétique, ni d’une idée politique. Il s’agit d’une découverte concernant la nature de Dieu, suite aux expériences douloureuses du peuple juif exilé à Babylone, d’un approfondissement théologique sur l’identité de Yahvé : voilà que ce Dieu, qui les a dispersés, a aussi été capable de les ramener à Jérusalem ! Il est au-dessus de la création, il préside à toute l’histoire. Tandis que les dieux multiples représentent finalement des forces de la nature ou du cosmos ; ils sont rattachés généralement à un lieu, à une cité, à un peuple. Ils sont proches, mais ils ne sont pas vraiment libres. On les représente par des images, des statues qui, d’une certaine manière, les mettent au pouvoir des hommes qui les manipulent. Or Dieu est parfaitement libre, il est lui-même. Il est autre, infiniment différent, c’est pourquoi il est un, il est unique.

Or, je constate qu’aujourd’hui, alors que sommes au cœur d’un brassage culturel et religieux qui va s’accentuant, que nous côtoyons des musu20lmans, des hindous, des bouddhistes, sans compter toutes sortes de religions exotiques, nous avons à nouveau plus de peine à affirmer qu’il y a un seul Dieu, que Dieu est un. J’ai même entendu parler d’une secte qui prônait le retour au polythéisme : l’adoration des dieux romains, Jupiter, Bacchus, Venus, etc. D’autre part, justement parce que notre monde devient de plus en plus bigarré et complexe, pluriel, nous pouvons ressentir plus fortement le besoin d’unification, de simplification. Au point de nous exclamer : mais non, il ne doit y avoir qu’un seul Dieu, pour résoudre toutes ces différences et nous simplifier la vie ! Cependant, ainsi que l’écrit Karl Barth, le fameux théologien suisse, est-ce que un est Dieu ou est-ce que Dieu est un ? Il ajoute : l’unité n’existe pas, mais Dieu existe.

2. La Réforme et le retour à l’Un.

Ce dimanche, nous fêtons la Réformation. Les Réformateurs, Luther, Calvin et les autr20es, qui étaient de puissants théologiens, ont su mettre leurs idées en formules frappantes. Sola fide : nous sommes sauvés par la foi seule et non par les œuvres. Sola gratia : justifiés devant Dieu par sa grâce seule, et non par nos mérites. Sola scriptura : où trouvons-nous ces certitudes : dans l’Écriture qui, seule, doit nous guider, et non la Tradition ecclésiastique. Solus Christus : le Christ seul est notre maître et notre médiateur, si bien que nous n’avons besoin ni de la Vierge Marie, ni des saints, ni du pape. Toute une série de sola, d’affirmations d’unicité : elles ne résultent pas d’un besoin de simplification ou de réduction arithmétique. Les Réformateurs aspirent à retourner aux sources du christianisme et de la foi. Ils étudient les textes bibliques dans la langue originale pour saisir dans sa pureté, dans sa fraîcheur, la révélation du Christ. Ils veulent la remettre sur la forme, persuadés qu’en effet, elle a été déformée au cours des siècles, en particulier par les déviations de l’institution ecclésiastique.

Il ne fait pas de doute que tous ces sola – la foi seule, l’écriture seule, etc. – reflètent l’unicité et l’unité de Dieu. Parce que Dieu est le seul, toute autre autorité, celle de l’Église, de la tradition ou celle du pape et des évêques, ne peut être que seconde. Impossible de la confondre avec l’autorité du seul Dieu, sinon à revenir vers un paganisme déguisé. Deuxièmement, parce que Dieu est un dans son action, il n’est pas concevable d’en détacher la vie et l’œuvre du Christ, pour en faire un modèle d’ascétisme, tel que le prônent et le pratiquent notamment les moines et les moniales dans leurs très nombreux couvents. Il n’est pas possible non plus d’envisager séparément l’œuvre de l’Esprit, comme tendent à le faire les illuminés et autres activistes spiritualistes de tous les temps. Non, Dieu est un dans son action, le Père, le Fils et le St-Esprit tirent à la même corde, si je puis dire, et cela a des conséquences directes sur notre façon de construire la communauté et de conduire notre vie. Nous entendions tout à l’heure ce passage de la lettre aux Éphésiens : Il y a un seul corps et un seul Esprit, de même que votre vocation vous a appelés à une seule espérance ; un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême ; un seul Dieu et Père de tous… Ici non plus, nous n’avons pas affaire à une manifestation de sectarisme, l’auteur n’a pas l’intention d’exclure quiconque de l’Église. L’auteur sait bien combien les fidèles sont divers et comment ils vont dans tous les sens : mais il est touché par l’action une du Seigneur qui réussit à rassembler les hommes et les femmes, les Juifs et les Grecs, les libres et les esclaves, les gens les plus divers sur un même chemin de vie, de liberté, de vérité.

3. Le sens de l’uni(ci)té de Dieu aujourd’hui

Je me demande maintenant ce que cette vision de l’unicité et de l’unité de Dieu peut nous apporter aujourd’hui, dans notre monde pluriel, bariolé, kaléidoscopique ; dans notre société technologique complexe, agrégat d’individualistes qui peinent à s’écouter, société qui ouvre la porte toute grande au discours technique, mais craint terriblement la parole philosophique ou religieuse. Il y a en tout cas une conception de l’unité à ne pas reproduire. C’est celle qu’ont choisi les Allemands à partir de 1933 pour tenter de sortir de leur marasme ; ils ont dit « ein Führer, ein Volk ». Vision totalitaire de l’unité, celle qui réclame un autocrate, un tyran à sa tête. Les dictateurs ne sont pas tous morts avec Hitler et Staline, sans cesse il en revient de nouveaux, parce que pour trop de gens, l’unité d’un pays n’est atteinte que lorsqu’on a réussi à en faire une prison. Ainsi on pense avoir réduit la menace de l’éparpillement. Il est clair que pour nous protestants, l’autoritarisme du Vatican est tout aussi difficile à avaler.

Mais la foi chrétienne nous oriente dans une tout autre direction. Pour elle, l’unité appelle la comm-unauté. La communauté est le lieu où l’unité se partage, le lieu où l’on se parle, où l’on cherche ensemble, où l’on s’entraide. Ce n’est pas un lieu où l’on contraindrait de l’extérieur, à20 réduire les diversités, les contradictions. La communauté est plutôt le point d’une rencontre intérieure, intime entre le Seigneur un avec les pluralités de nos existences et les particularités du monde.

Dans l’évangile de Marc, nous lisions que Jésus, en réponse au scribe qui l’interrogeait, lui rappelait le «Schema», la confession de foi juive : Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur. Et tout de suite après il citait le commandement : Tu aimeras le Seigneur de tout ton cœur, de toute ton âme… Oui, ce qu’il y a d’unique en Dieu, c’est qu’il nous aime. D’un amour incomparable, absolument spécifique, premier. C’est ainsi qu’il nous rencontre. Si bien, que le rencontrer, de notre côté, ne peut se faire sans l’aimer de tout notre cœur, de toute notre âme. Mais j’inclus, dans ces expressions, de tout mon cœur, de toute mon âme, de toute ma pensée, toutes les questions et tous les problèmes de nos vies, toutes les relations qui nous lient à la société et au monde, afin qu’ainsi ce soit le monde qui, à travers chacun de nous rencontre le Dieu unique.

Ne pensez-vous pas que, comprise ainsi, l’Église est un point de rencontre et de médiation assez extraordinaire ? Cela nous permet peut-être de mieux comprendre et accepter l’exigence des spirituels anciens. Face au Dieu unique, ils voulaient que nous aussi suivions un chemin d’unification de soi : c’est-à-dire que nous nous débarrassions des choses encombrantes de notre vie, les soucis, les attaches inutiles, les pensées obsédantes, toutes ces scories pesantes qui nous empêchent d’aborder le Seigneur. Ils voulaient que nous puissions nous concentrer en nous-mêmes, devenir simples afin de

pouvoir entendre réellement sa Parole. Je crois que ce chemin spirituel est toujours valable. Mais nous ne devons pas l’absolutiser, comme on l’a fait parfois dans certains milieux monastiques ou piétistes. En effet, d’autre part, comme je l’ai dit, nous avons vocation d’apporter au Seigneur toutes les dimensions de nos existences et toute la variété du monde, et les autres ! Car c’est lui, le Seigneur, qui est unique et un, ce n’est pas nous. C’est son amour qui est capable d’embrasser l’univers. Les Réformateurs l’ont souligné avec force de leur temps et à leur manière. En ce dimanche anniversaire, il fallait aussi que je rappelle que Dieu est pour nous le Dieu un.

Donné le 04.11.2007 à Éclépens
René Blanchet