CROYEZ-VOUS EN L’HOMME ?

Lectures : 2 Corinthiens 3, 1-8 ; Jean 17, 17-23

1. Croyez-vous en l’homme ?

Cette question que pose Maurice Zundel1 peut nous paraître parfaitement hérétique. Car en pratiquant la Bible, vous avez sans doute remarqué qu’elle luttait sans cesse contre la prétention des hommes à construire leur vie sans ou contre Dieu, voire à s’égaler à Dieu. La Bible nous appelle à croire en Dieu, et non en l’homme.

D’autre part, le tableau que nous offre l’actualité ne nous conduit guère à mettre notre confiance dans nos semblables : nous n’assistons pas seulement à des vols ou à des tueries éparses, mais à des escroqueries en grand, à la pratique de la torture largement répandue, à des massacres, qui sont souvent des génocides, dans de nombreux endroits. Nous avons plutôt de sérieuses raisons de nous méfier de l’homme. D’autant qu’il y a plus subtil encore : notre étonnante capacité d’être mis en condition par les médias, notre réduction au statut d’outils de travail, l’intention toujours plus avérée de considérer l’être humain comme une sorte de machine, que les robots seraient capables de remplacer.

Dans la tradition réformée, on a aussi cultivé le dénigrement de l’homme, incapable par lui-même d’aucun bien. Témoin cette citation de Pierre Viret : « …Si nous nous pouvions connaître tels que nous sommes, et tels que l’Esprit de Dieu nous a peints es saintes Écritures, nous aurions bien occasion de nous moins estimer, et nous mieux humilier dessous la main puissante de Dieu. Car il est impossible de mettre l’homme plus bas que David l’a mis quand il a dit que qui pèserait en une balance l’homme d’un côté et vanité de l’autre, vanité emporterait l’homme. Si vanité n’est rien, et l’homme est moins que vanité, il vaut donc moins que rien. »2

2. Dieu croit en l’homme

Croyez-vous en l’homme ? Oui, répond quand même Maurice Zundel, car lui retirer complètement notre confiance et notre estime reviendrait à nier qu’il soit une création de Dieu. Dieu croit en l’homme ! Il l’a constitué en vis-à-vis, pour être en relation avec lui. L’homme est plus qu’une chose, plus qu’un animal, dit Zundel. Il a une capacité d’infini, c’est-à-dire qu’au-delà de ses besoins bruts, en dépit de ses pulsions instinctives, il est passionnément en recherche de valeurs, et même d’absolus pour se comprendre lui-même et pour guider sa vie. L’homme est une conscience éprise de liberté et de vérité, même s’il a souvent le sentiment d’être pour lui-même un problème sans réponse.

Et puis, il y a la rencontre intérieure de la Présence de Dieu, cette expérience ineffable que tant d’hommes ont faites et font encore, comme une lumière qui les éclaire, comme un amour qui les libère. L’expérience de l’Esprit. Ce dont témoignait l’apôtre Paul, quand il écrivait aux Corinthiens qu’ils étaient pour lui la meilleure lettre d’introduction : Notre lettre, c’est vous, lettre écrite dans nos coeurs, connue et lue par tous les hommes. De toute évidence, vous êtes une lettre du Christ confiée à notre ministère, écrite non avec de l’encre, mais avec l’Esprit du Dieu vivant, non sur des tables de pierre, mais sur des tables de chair, sur vos coeurs. » Et il termine en évoquant la gloire de son ministère axé sur l’Esprit. Croyez-vous en l’homme ? Il est un rien qui peut être revêtu d’Esprit et de gloire !

3. Le Dieu homme

Les premiers chrétiens ont été subjugués par la figure de Jésus. Ils ont reconnu en lui, à travers lui, une nouvelle et décisive communication de Dieu. Par cet homme, que la majorité des gens considéraient comme rien, ils ont vécu une nouvelle relation avec Dieu, ils ont découvert un Dieu complètement nouveau. Ce Dieu n’était plus le Tout-puissant, puisqu’il se compromettait avec un homme pauvre, venu du peuple. Ce Dieu se livrait aux hommes, puisque Jésus était condamné au supplice de la Croix. Ce Dieu acceptait que les hommes puissent lui dire Non, comme ils pouvaient aussi lui dire Oui. Ce Dieu avait pris le risque de l’amour sans condition ; ce Dieu, qui avait assumé l’humanité de Jésus et qui transparaissait en lui, croyait en l’homme.

Aujourd’hui encore, dans notre rencontre spirituelle du Christ et de Dieu, nous lui disons Oui et nous lui disons Non. C’est dans cette liberté et cette responsabilité que réside notre honneur. Notre Oui nous ouvre l’écluse de l’amour de Dieu, qui jaillit sur notre vie et rejaillit sur les autres. Cette décision est d’abord le fait de ceux qui vivent dans la tradition chrétienne, mais elle est sans doute universelle, car tous les humains, de quelque culture qu’ils soient, répondent sans doute à leur manière, dans leur langage, à cette même proposition d’amour de Dieu. « Voici, je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui et je prendrai la cène avec lui et lui avec moi », (Apocalypse 3,20) dit le Christ.

4. Dignité de l’homme

Magnifique dignité conférée aux hommes pour être les interlocuteurs de Dieu, voire être ceux qui le contredisent ! Dans la prière dite sacerdotale qu’on trouve au chap. 17 de l’évangile de Jean, Jésus parle de la gloire qu’il a acquise par son ministère au milieu des hommes ; mais il demande au Père de les associer à cette gloire, les disciples comme ceux qui viendront plus tard, en une communion d’amour universelle. « Je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes un, moi en eux comme toi en moi… » Cette gloire, nous dirions plutôt aujourd’hui cette dignité, est celle de pouvoir être en relation avec Dieu, de vivre dans sa communion.

La gloire ! Beaucoup la cherchent, mais généralement tout ailleurs : toutes ces distinctions qu’on distribue à des stars de tous genres, ces prix pour récompenser les dons ou le travail des méritants, la photo en première du journal, l’interview à la TV. Nous sommes impressionnés par la fierté qu’exhibent telles ou telles personnes. Je pense que les chrétiens devraient, eux aussi, se montrer plus fiers qu’ils ne le font d’habitude, et capables d’expliquer pourquoi. Dans le Nouveau Testament on n’hésite pas à qualifier tous les croyants de « saints » à l’instar de Dieu qui est saint ! Ce qui ne correspond évidement pas à coller un grade aux plus vertueux, ainsi que pratique l’Église romaine…

5. Nous restons vulnérables

Cependant, comme disent les Vaudois, il ne faut pas exagérer. Nous sommes pleins de dignité et promis à la gloire… Mais, comme dit le proverbe, qui fait l’ange fait la bête ! Il est judicieux de ne pas se croire trop vite arrivés, alors que nous sommes encore en chemin. Nous sommes tendus en avant, vers une plus grande ouverture à la Présence de Dieu, vers une plus profonde compréhension de la vie en Christ. Tendus en avant, donc en tension avec des forces contraires. Notre dignité, notre gloire, n’est pas un bien que nous possédons en propre. Nous le recevons au contraire quand nous acceptons d’être vulnérables, quand nous nous dépouillons de nos pseudo-avantages, à l’image de Jésus qui s’est abaissé jusqu’à offrir sa vie sur la Croix. Nous aimerions éprouver une sérénité parfaite, une complète sécurité spirituelle… Ce n’est pas le cas. Nous devons veiller, nous devons lutter, et nous devons espérer.

Croyez-vous en l’homme ? Oui, à cause du regard de Dieu sur nous, parce que lui croit véritablement en nous. Pour la même raison nous devrions sans doute croire un peu plus en notre Église…

Donné à Grancy le 28.10.2018

René Blanchet

1 Maurice Zundel (1897-1975) est un prêtre et théologien catholique, né à Neuchâtel, mort à Lausanne, auteur d’une trentaine de livres traduisant une remarquable spiritualité, à la croisée des pensées catholique et protestante, existentielle et personnaliste.

2 Pierre Viret, Deux dialogues : L’homme naturel, Bibliothèque romande, 1971, p.120. Allusion au Ps. 62.