LES PALMES DE LA VICTOIRE

LES PALMES DE LA VICTOIRE

Lectures : Apocalypse 7, 9-17 ; Jean 17, 20-26
(Après l’Ascension)

1. De la science-fiction ?

La science-fiction s’est énormément développée, qu’elle s’exprime dans des livres, dans des films ou sous forme de jeux-vidéo. Ce fait reflète probablement les préoccupations qui nous habitent : nous sentons que notre mode de vie touche à ses limites ; nous sommes inquiets pour notre futur, théoriquement ouvert à tous les possibles, mais qui nous semble déjà compromis. Conflits sanglants nombreux, crise climatique et écologique… nous ne sommes pas rassurés !

On pourrait rapprocher le livre de l’Apocalypse du genre de la science-fiction : là aussi nous sommes transportés dans un autre monde, on y trouve le même type d’événements extraordinaires, des bouleversements cosmiques, des batailles, des destructions, avec des éléments symboliques bizarres… et une fin paradisiaque. On dit souvent que ce livre, s’adressant à des Églises persécutées par le pouvoir romain, avait pour but de consoler les chrétiens en leur dépeignant le « ciel » vers lequel ils pourraient se réfugier pour trouver une compensation à leurs souffrances présentes. Cette interprétation d’ordre marxiste n’est pas entièrement fausse, mais ne correspond pas à l’intention première de l’auteur. En effet, il ne faut pas oublier le début du livre ; il commence par les fameuses sept lettres, critiques, que Jean, le visionnaire, doit adresser aux sept Églises d’Asie mineure : ces lettres leur reprochent – loin de tout mouvement de fuite -, de s’accommoder trop bien de la prospérité ambiante, de laisser leur foi s’affadir, de céder au piège de la richesse, du confort, de doctrines sectaires. Elles leur demandent de se reprendre sérieusement et de persévérer là où elles vivent. Et les visions que Jean leur dépeint ensuite servent moins à établir un calendrier de la fin du monde, qu’à leur montrer les enjeux fondamentaux de leur vie chrétienne ici-bas : les chrétiens luttent et souffrent pour une victoire et à cause d’une victoire, celle du Christ sur la croix. Voilà ce qui doit les encourager.

2. Une foule immense…

Venons-en au passage de ce jour, à la vision magnifique que Jean nous décrit : C’était une foule immense que nul ne pouvait dénombrer, de toutes nations, tribus, peuples et langues. Ils se tenaient debout devant le trône et devant l’agneau, vêtus de robes blanches et des palmes à la main. Ils proclamaient à haute voix : Le salut à notre Dieu qui siège sur le trône et à l’agneau.

Le rassemblement de cette foule multinationale, multiraciale, multilingue illustre et anticipe le salut universel. Les gens qui la composent viennent de partout. Ils agitent les palmes qui symbolisent le salut et la victoire.

Vous connaissez les tensions qui ont eu lieu dès les débuts du christianisme entre judéo-chrétiens et pagano-chrétiens. Et vous constatez aujourd’hui la fragmentation infinie des Églises en centaines de dénominations. Il est à peine exagéré de prétendre que chaque chrétien a de fait son propre credo. Cet éparpillement, qui nous fait l’effet d’une désunion, nous fait peur et nous désole. Le tableau prophétique de cette foule immense, rassemblant des chrétiens de toutes origines, devrait cependant nous décontracter, nous apaiser. Ces gens sont divers, mais ils portent ici tous une même robe blanche, dont l’interlocuteur de Jean, un des anciens entourant le trône divin, explique le sens : Ces gens, vêtus de robes blanches , qui sont-ils et d’où sont-ils venus? Et l’ancien d’expliquer : Ils viennent de la grande épreuve. Ils ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l’agneau. Ce qui réunit ces chrétiens dont les vies ont toutes été particulières, c’est d’avoir persévéré dans les difficultés, dans l’opposition et la persécution. « Laver leur robes et les blanchir dans le sang de l’agneau », veut dire avoir été baptisé au nom du Christ et l’avoir suivi fidèlement. Ils ont participé à sa mort, ils participent maintenant à sa résurrection, et rendent gloire à Dieu nuit et jour.

3. Vivre la dimension spirituelle

Il s’agit d’une vision, ne l’oublions pas, d’une scène à déchiffrer que Jean nous propose à côté d’autres, et non d’un tableau à enregistrer littéralement. Que veut-il nous dire ? Son souci premier, tel qu’il l’a manifesté dans ses lettres aux sept Églises d’Asie mineure, c’est que les croyants perdent leur entrain dans la foi, leur originalité ; ils se laissent étouffer par la prospérité de la société dans laquelle ils vivent et en même temps intimider par ses menaces. Qu’ils n’oublient pas qu’ils sont saints, de par leur baptême, que leur robe doit rester blanche. C’est pourquoi, en ouvrant pour eux le ciel par ses visions, il leur rappelle la dimension spirituelle de leur vie, leur vraie identité.

S’il y a des chrétiens bien mêlés à la société d’aujourd’hui, c’est bien nous. Et précisément, préoccupés par la diminution de nos effectifs, nous nous demandons si nous devons nous adapter encore plus à notre monde et dans quel sens, s’il faut accroître notre imitation, notre soumission. Jean nous encourage à sa manière à ne pas avoir peur de donner priorité à l’autre dimension de notre vie. A supporter, à oser, qu’il y ait un écart, une coupure, des ruptures, entre notre mode de vie et celui de ceux qui nous entourent. Les moines avaient fait, jadis, ce pari : pour eux, il ne s’agissait pas de détruire ou de condamner, mais, en faisant coupure, de faire apparaître les nouveaux possibles que produit l’Esprit saint.

L’actualité nous suggère quelques voies à suivre, je crois. La crise climatique et la détérioration de notre environnement nous incitent à essayer de vivre sobrement, plus simplement, à apprécier la qualité plutôt que la quantité, le silence au lieu du bruit, la douceur au lieu de la puissance. D’autre part, à la suite de la pandémie, j’ai le sentiment que les contacts humains se sont distendus, que chacun reste dans sa bulle : on se salue moins, on parle moins ensemble. Au contraire, le risque que nous sommes appelés à prendre consiste justement à briser le mutisme, à établir du dialogue et des relations personnelles. Une paix véritable.

4. La liturgie, signe de la victoire

Les anges et les anciens tombèrent face contre terre devant le trône et adorèrent Dieu. Il disaient : Amen ! Louange, gloire, sagesse, action de grâce, honneur, puissance et force à notre Dieu pour les siècles des siècles ! Amen ! Il y a beaucoup d’éléments liturgiques dans le livre de l’Apocalypse, qui ouvre pour nous une lucarne sur le culte céleste perpétuel. Les cultes que nous célébrons sur terre en sont des reflets plus modestes. Voilà qui devrait nous inciter à regarder nos cultes d’un nouvel œil. Le culte n’est pas uniquement une rencontre destinée à nous faire du bien à nous et à notre âme. Le culte et sa liturgie sont également un signe que nous lançons dans le monde, disant qu’il existe une autre dimension de la vie : la dimension spirituelle. Au cœur de cette dimension, la certitude de la victoire pascale dont nous faisons constamment mémoire.

Cette victoire du Christ, nous l’avons vu, intègre la « foule nombreuse ». Elle diffère complètement des victoires que magnifient les compétitions sportives ou artistiques, les compétitions et concurrences de tous ordres, qui élisent une star qui se détache de tous les autres et les efface. Ce n’est pas une victoire de supériorité, mais une victoire de liberté, de partage et de communion, offerte à tous. Cette victoire n’est certes pas encore entièrement réalisée. Comme l’écrivait Luther : Ce n’est ni fait ni accompli, mais c’est en cours et en train. Pourtant, cette victoire est suffisamment acquise pour que nous quittions cet air de vaincus que nous adoptons parfois, confirmant le mot de Nietzsche qui aurait voulu que les chrétiens affichent un air plus sauvé ! Le visage que nous avons à offrir est celui de ceux qui se savent aimés et gratifiés, inconditionnellement.

René Blanchet,
donné à Cossonay le 29.05.2022