Lectures : Marc 10, 17-31 ; Jacques 2, 5-9 (Jeûne fédéral 2020)
1. La loi tient toujours…
Nous avons commencé notre culte en récitant un psaume qui magnifiait la loi (Ps. 119 beth) et avons chanté un cantique qui rappelait les commandements de Dieu. Or, ce sont aussi les commandements que Jésus donne comme référence à l’homme riche qui l’interpelle, s’inquiétant de sa vie éternelle. C’est la loi de Moïse, à laquelle les Juifs croyants sont encore aujourd’hui passionnément attachés, parce qu’elle cadre leur vie et lui donne un sens.
Cette loi n’aurait-elle plus de valeur pour les chrétiens ? On a dit que Jésus l’avait critiquée et combattue, que Paul l’avait annulée en prêchant la justification par la foi remplaçant la justification par la loi (et les oeuvres), motif qui est au le centre du message de Luther et de la Réforme. Il en a résulté que dans notre monde chrétien, la loi a été édulcorée, minimisée, au profit de l’Esprit saint censé inspirer chaque croyant et qui incarne la liberté.
Cependant, dans ce passage de l’évangile de Marc qui nous occupe, nous constatons que Jésus, loin de contester la loi, la recommande. Et au cours de son ministère, il ne la critique pas en elle-même, mais plutôt la manière dont on la comprend, dont on lui obéit : manière qui peut être hypocrite, servir à sa propre gloriole, ou être utilisée pour son contraire, détournée pour s’acharner contre son prochain. Pensons à la femme adultère, pensons à la Croix, à Jésus condamné au nom de la loi. Pourtant, Paul le disait lui-même : la loi est bonne ! Nous avons besoin de la loi, qui est un élément indispensable de la structuration de la vie individuelle, comme de celle de la société. Sans la loi règne le chaos ! Les problèmes de confinement et de port du masque qui nous contraignent aujourd’hui ont bien pour but d’empêcher le chaos. C’est pourquoi, tant pour les Juifs que pour les chrétiens, les 10 commandements doivent être considérés comme une loi de liberté, parce qu’ils sont des barrières qui balisent un espace de vie d’où le mal est repoussé. Mieux : l’espace de vie où s’exercent l’amour de Dieu et l’amour du prochain, résumé qui condense toute la loi. Il est dommage que cet amour ait souvent été réduit à une vague sentimentalité.
2. Nous sommes ce qui nous manque
Les commandements, « je les ai observés dès ma jeunesse », disait l’homme qui s’était présenté à Jésus. Et Marc, le rédacteur, note : Jésus le regarda et se prit à l’aimer. Mais Jésus ajoute aussitôt : Une seule chose te manque ; va, ce que tu as, vends-le, donne-le aux pauvres… puis viens et suis-moi. Visiblement, Jésus a affaire à un homme bien intentionné et sincère. Nous savons qu’il a de grands biens, mais il est sérieux. Qu’est-ce qui peut bien lui manquer ? S’adressant à Jésus, il avait bien conscience qu’il lui manquait quelque chose. Il pensait sans doute à une vérité doctrinale ou à une subtilité spirituelle qui lui avaient échappé. Il a dû être très surpris et même choqué que Jésus mette le doigt là-dessus : il lui manquait ce qu’il avait ! Il concevait probablement la « vie éternelle » dont il espérait « hériter » comme un bien supplémentaire, qui viendrait s’ajouter à sa richesse. Or, il lui manquait d’être détaché et libre pour Dieu. Son obéissance aux commandements n’allait, hélas, pas jusque là. Et il s’en alla tout triste.
Il serait dangereux pour nous de nous moquer intérieurement de cet homme. Tout simplement parce que nous sommes aussi des êtres de manque. Nous ne sommes pas bons, seul Dieu est bon, remarquait Jésus en entrée. Nous sommes en devenir, en évolution, nous sommes des êtres de désir, à la recherche de ce qui nous manque. C’est cette recherche, la plupart du temps inconsciente, qui nous détermine et qui me fait dire : « nous sommes ce qui nous manque ». Et, bien sûr, que nous ne savons pas exactement ce qui nous manque. Nous cherchons souvent à côté. Il existe sans doute beaucoup de gens qui cherchent et désirent ce qui n’est pas pour eux, ce qui ne leur fait aucun bien, ce qui les rend malheureux ou mêmes malades. Il y a des vies mal orientées, à cause de mauvaises situations de départ, à cause des fausses injonctions que leur infligent leur parents ; j’imagine que vous pourriez me donner de nombreux exemples de ces fausses orientations. Un millionnaire qui cherche absolument à devenir milliardaire, n’est-ce pas complètement fou ! Et pourtant, parce qu’on ressent un manque, il s’agit d’augmenter encore, jusqu’à l’excès, jusqu’à l’excroissance, jusqu’à la monstruosité. Par contre, un paysan poète, pourquoi pas ?
Nous sommes des êtres de manque et de désir, sinon nous ne serions pas en recherche. Nous sommes même ce qui nous manque : cela fait partie de notre humanité, et nous devons nous garder de vouloir masquer ce manque.
3. Suivre Jésus
A cet égard, l’Évangile est vraiment une bonne nouvelle, car Jésus affirmait : Qui cherche, trouve ! Et Paul interprétait : Nous serons trouvés… La rencontre avec Jésus, rencontre de foi, nous oriente vers ce que l’homme riche désignait comme la « vie éternelle », qui équivaut au « Royaume de Dieu », ou au « salut », et que nous pourrions nommer aussi la Plénitude ou la Vérité de la vie. Il s’agit de suivre Jésus, devenir disciples. Va, vends ce que tu as, donne le aux pauvres, tu auras un trésor dans le ciel, puis suis-moi ! L’appel de Jésus est radical, et ses premiers compagnons ont effectivement partagé son mode d’existence prophétique et vagabonde, ainsi que l’ont fait Paul et d’autres missionnaires moins connus, pour diffuser l’Évangile. Mais cela n’a pas été le mode de vie ultérieur de l’Église, qui vivait déjà dans un tout autre contexte, dans des villes. Et quant à nous, nous appartenons à un monde encore plus éloigné… Il n’empêche qu’on a tenté de vivre cet idéal de détachement extrême dans le monachisme, qui a pesé d’un grand poids dans le christianisme pendant des siècles, et qui est maintenant en train de s’étioler.
La question demeure : que devons-nous faire, nous qui apparaissons deux millénaires plus tard, qu’est-ce que Jésus veut de nous ? Certainement pas l’ascèse et le rigorisme des moines, mais sûrement la simplicité, la sobriété. Et sinon le détachement absolu, du moins une liberté suffisante pour nous engager dans la visée du Christ : avoir confiance en Dieu, qui est le seul bon, observer sa loi de manière responsable, décliner l’amour en actions de solidarité, de partage, de justice, d’accueil des autres, travailler à instaurer partout ce qui peut combler tous les manques : la Plénitude ou la Vérité de la vie. Avec l’aide de l’Esprit saint.
Le rapport avec le Jeûne fédéral ? En tant que jour d’ascèse et de prière, plus personne n’en tient vraiment compte. Mais comme occasion de solidarité avec les plus pauvres, ce jour est certainement mieux compris et mieux accepté. C’est sur ce point que notre propre détachement à l’égard de nos problèmes individuels, de nos biens, et notre désir de justice sont mis en jeu.
Donné à Cossonay, le 20.09.2020 (Jeûne fédéral)
René Blanchet