Lectures : Galates 6, 11-18 ; Marc 8, 31-33 (Carême II)
1. Rien sinon la Croix…
Je pars donc d’une question qui a beaucoup intrigué : pourquoi l’apôtre Paul, dans ses lettres, ne rapporte-t-il aucune parole de Jésus (à part une ou deux vagues allusions), aucune de ses paraboles, que nous apprécions tellement ; pourquoi ne raconte-t-il aucune situation de la vie de Jésus ? Pourtant, Paul était chronologiquement bien plus proche de Jésus que les évangélistes, qui ont fait l’effort de reconstituer la vie de leur Maître. Par contre, plusieurs fois il affirme : « Je n’ai voulu savoir d’autre parmi vous que Jésus, et Jésus crucifié » (1 Corinthiens 2, 2) ; ou, comme dans notre lettre aux Galates : « Pour moi, non, jamais aucun titre de gloire, sinon la croix de notre Seigneur Jésus-Christ ». Pourquoi cette concentration exclusive sur la Croix ? Ne s’intéressait-il pas à la biographie de Jésus ? Avec cette question nous touchons au coeur du christianisme, dont la Croix a été un déclencheur, avant de devenir un signe de ralliement et un étendard.
2. La centralité de la Croix pour Paul
A la question posée, nous pourrions répondre que Paul, qui a rencontré Pierre et Jacques, les chefs de la communauté de Jérusalem, enseignait probablement tout ce qui concernait la vie de Jésus à ses paroissiens ; mais que, dans ses lettres, il répondait à des problèmes particuliers qui ne nécessitaient pas que l’on revienne sur des paroles de Jésus, par exemple. La réponse est juste, mais elle n’explique pas encore cette focalisation sur la Croix, cette insistance, cet engagement passionné !
Pour l’apôtre Paul, la crucifixion de Jésus n’est pas simplement un accident de parcours, un fait tragique qui n’affecterait que le terme de la vie du Christ : c’est un scandale, une malédiction atteignant tout le ministère du Christ. Paul voit dans la Croix l’événement où se sont confrontés et opposés Dieu et les hommes et où, apparemment, Dieu a été vaincu. Sa puissance s’est révélée faiblesse, sa sagesse, une folie. La Croix est bien une catastrophe. Mais elle est en même temps un jugement où l’injustice des hommes est dévoilée et où Jésus-Christ est justifié. Elle est le lieu d’un renversement total des valeurs : car, dit Paul, là, « la faiblesse de Dieu a été plus forte que les hommes et sa folie plus sage qu’eux« . Le théologien Dietrich Bonhoeffer a écrit, depuis sa prison :« Dieu, sur la croix, se laisse chasser hors du monde. Dieu est impuissant et faible dans le monde, et ainsi seulement il est avec nous et nous aide ».
Oui, la Croix est une révolution, qui a mis tout à l’envers : là, le monde, sa culture, ses valeurs prestigieuses ont été défaits, car ils ont sombré dans l’horreur ; tandis que c’est la foi de l’homme maudit qui a triomphé. Pour l’apôtre Paul, même si Dieu paraît avoir eu le dessous, il a accompli cette œuvre cachée, paradoxale. Paul est lui-même pris dans ce retournement ; il écrit dans les Galates : « Par elle, – la Croix -, le monde est crucifié pour moi, et moi pour le monde ». Lui qui se glorifiait de ses valeurs pharisiennes, il les a rejetées, au point de les appeler des déchets, des balayures !
3. Une clé d’interprétation
Dès lors, la Croix, est devenue pour Paul une clé d’interprétation de la vie chrétienne. Cette clé lui sert de critère pour juger de la foi et du comportement des chrétiens. Il avertit ainsi les Galates de ne pas se laisser influencer par les prêches des missionnaires judaïsants qui se sont abattus comme des corbeaux sur leur communauté. Au-dehors, ils sont très religieux, ils désirent que les Galates observent plus strictement la Loi divine, ils prônent même la circoncision. Mais Paul décèle, sous cet objectif moral, une volonté de pouvoir et de manipulation des gens. Ils préconisent un retour à la Loi juive: mais quelle loi ? La loi de contrainte qui a aboutit à crucifier Jésus ? Avec sa clé d’interprétation, l’apôtre distingue une loi qui rend esclave et une loi qui rend libre. Il conclut en disant : « Ce qui importe, ce n’est ni la circoncision, ni l’incirconcision, mais la nouvelle création ». C’est-à-dire de vivre une vie nouvelle faite de liberté, de paix et de miséricorde.
Avec cette même clé, Paul interviendra dans les conflits qui divisent l’Église de Corinthe. Une Loi, c’est-à-dire une obéissance religieuse et morale qui engendre en nous de la prétention, soit à l’égard de Dieu, soit à l’égard des autres, doit être écartée. Si nous sommes du côté du crucifié, nous abandonnons toute prétention, mais nous avons foi en la reconnaissance gratuite de Dieu. C’est la spiritualité du Tout-bas, et non la spiritualité de la hauteur, la spiritualité de l’humilité et de l’amour.
La compréhension paulinienne de la Croix est forte et décapante. Il n’est pas étonnant que cette croix soit devenue un symbole du christianisme. Mais, dans la suite de l’histoire, on constate que cette compréhension a dégénéré. On s’est mis à contempler le Christ sur la croix, un peu comme adule un champion. Avec le temps, ce Jésus suspendu à la croix est devenu toujours plus sanguinolent, comme c’est le cas à la fin du Moyen-âge et dans la période romantique : on a cédé à l’émotionnel. La Réforme a certes recentré le débat. Cependant la Croix perd de sa force révolutionnaire, pour devenir quelque chose de morbide.
Et aujourd’hui, c’est la banalisation : les croix pullulent, sur les bâtiments, sur les sommets des montagnes, mais n’est-elle pas souvent ressentie comme un signe de domination morale, plutôt que comme le témoignage de l’amour de Dieu en Christ ? N’importe qui, hommes et femmes, la portent comme un bijou dont aime la forme, sans du tout connaître son sens profond, ni éprouver sa revendication cachée.
4. L’autre Dieu, l’homme nouveau
J’aimerais vous inviter à faire un pas de plus dans la ligne de la pensée de l’apôtre Paul. Ce n’est pas seulement la compréhension de l’obéissance à la loi qui est renouvelée grâce à sa clé d’interprétation de la Croix, ni non plus les relations entre les personnes. C’est notre image de Dieu qui est changée. Selon les mots de Luther, la théologie de la gloire fait place à la théologie de la croix. Le célèbre théologien bâlois, Karl Barth écrit : « Dieu lui-même s’humilie et s’abaisse dans la passion de Jésus-Christ. C’est là qu’il a été le plus lui-même, le plus vivant ». La faiblesse de Dieu : pensez à la parabole du festin, où le roi se fait bafouer par ses invités, qui invoquent toutes sortes d’excuses. Rappelez-vous la parabole du fils prodigue, où le père est obligé de laisser son cadet ramasser son héritage et s’en aller à l’aventure. Et bien sûr la parabole des vignerons rebelles, qui maltraitent les envoyés du propriétaire et en viennent même à tuer son fils. Dans ces paraboles de Jésus déjà, l’image de Dieu qui nous est donnée est celle d’un Dieu qui a toujours le dessous, qui semble être très impuissant. On le voit rester avec pour seule ressource sa Parole qui invite, qui appelle, avec patience, avec persévérance, en dépit de tout, sans relâche. Sa faiblesse, c’est son amour, son amour c’est sa force !
On se représente souvent Dieu comme un personnage, royal, dominant, parfois menaçant. Mais vu à travers le prisme de la Croix, dans l’abaissement du crucifié, il est celui qui s’efface pour nous faire de la place, pour que nous puissions exister, celui qui se tait, pour que nous puissions poser nos questions, celui qui ne nous atteint que par sa parole silencieuse, mais insistante, il est l’Esprit qui nous appelle à la liberté et à la responsabilité, un souffle de vie et d’amour, doux et puissant (1Rois 19,11s).
Ce n’est pas pour rien que des philosophes perspicaces associent le christianisme aux forces de restructuration du pouvoir dans le monde. Il inspire secrètement ceux qui bouleversent les hiérarchies, qui rabaissent les puissants et élèvent les faibles, ceux qui ont pensé la démocratisation, qui ont voulu l’abolition de l’esclavage, l’aide au Tiers-monde, le respect des Droits humains, l’égalité, une autre économie, la sauvegarde de la Création. C’est la révolution de la Croix qui permet et donne de la vigueur à ces idées, la faiblesse de Dieu.
Je crois que cette centration de Paul sur la Croix, et dont l’envers est la résurrection, nous aide puissamment à réorienter notre vie à chacun. Nous qui sommes parfois hantés par des idées de grandeur, ou obsédés par le projet de nous hisser plus haut que les autres, nous qui sommes parfois déçus de n’avoir pas atteint le niveau de vie ou de notoriété que nous aurions voulu, Paul nous rappelle le renversement des valeurs que signifie la Croix. Quand, au contraire, nous nous sentons dépassés, impuissants dans ce monde qui semble s’écarter de plus en plus de l’Église, nous laissant le sentiment d’être un petit reste en voie de disparition, l’apôtre Paul nous exhorte à poursuivre sur le chemin, qui s’appelle : « puissance de la faiblesse ». Et quand il nous prend l’envie d’être de glorieux témoins du Christ, des missionnaires de l’Evangile qui soient convaincants, persuasifs, capables de convertir, que sais-je, de ramener à l’obéissance, Paul nous présente le crucifié, c’est-à-dire la voie du don de soi et non de la force. Et si encore, devant l’immensité des besoins que nous constatons autour de nous, proches ou lointains, nous sommes pris de fébrilité, voulant tout faire mais ne sachant pas où donner de la tête, prêts à nous engager tous azimuts dans toutes sortes d’entreprises, la clé d’interprétation de Paul nous recentrera vers l’essentiel : la foi active dans l’amour, car c’est l’amour – la qualité et le type de relation mise en œuvre – et non la quantité de nos agitations qui a de l’importance.
Les affirmations de Paul qui tournent autour de « Rien d’autre que Jésus crucifié » peuvent donc paraître très choquantes. Mais elles définissent une ligne directrice capitale pour notre foi : la puissance de la faiblesse comme étant le mode de Dieu et celui de toutes nos actions de foi.
Donné à Cossonay le 28.02.2021
René Blanchet