LA LOI ET NOUS

LA LOI ET NOUS

Lectures : 1 Jean 2,3-10, Matthieu 5, 38-48

1. L’ambiguïté des lois

Toute loi, toute règle est ambig et peut poser problème, selon la manière dont on la prend. Les talibans d’Afghanistan sont redoutés à cause de leur interprétation rigoriste de la loi islamique. On sait que naguère, ils n’hésitaient pas à couper des mains, à fouetter et à pendre. Cela leur apparaissait juste, cela nous semble cruel. Et chez nous, les mesures qu’imposent nos autorités pour endiguer le COVID paraissent raisonnables, mais un certain nombre de gens ne cessent de crier à la dictature et invoquent leur sacro-sainte liberté. Voilà deux exemples actuels des différences de réactions que l’on peut avoir à l’égard d’une loi ou de son application: la loi doit-elle être plutôt incitative, ou contraignante, les sanctions doivent-elles être plutôt éducatives, ou punitives, et selon quel degré ?

Il est clair que nous ne pouvons pas vivre sans lois. Elles répondent à notre besoin de protection, celle de nos personnes et celle de nos biens. Mais elles correspondent également à des exigences de notre conscience morale, à notre intuition de ce qui est juste ou injuste, de ce qui est bon ou mauvais. La loi répond aussi à notre besoin de reconnaissance : elle prescrit le respect et sanctionne l’irrespect. Depuis des millénaires les sociétés, les États, édictent des codes de lois, le témoin classique étant le code d’Hammourabi, au 18è s. av. JC, mais il en est de plus anciens encore, comme le code de Ur-Namma, plus de 2000 ans avant notre ère, ou celui de Lipit-Ishtar vers 1930 avant notre ère. Et il y en a encore d’autres, très anciens aussi. A remarquer que ces lois gravées sur la pierre sont extrêmement sévères. Les religions, étant fortement imbriquées dans les Etats, les lois édictées ont aussi des aspects plus intérieurs, plus personnels, spirituels ; témoins les 613 lois de l’AT, dont les 10 commandements (ou 10 paroles), dictés par Dieu à Moïse. L’interprétation – et la transgression – de ces lois provoquent disputes et conflits jusqu’aujourd’hui

2. L’attitude de Jésus : radicalisation et tolérance

Ce qui nous intéresse au premier chef, c’est de connaître l’attitude de Jésus à l’égard à la Loi juive. Et là, nous avons matière à nous étonner, car Jésus, de manière paradoxale, et d’un même mouvement, radicalise la Loi et pratique la tolérance. D’un côté, il renforce l’exigence de la loi, de l’autre il accueille généreusement les pécheurs et leur accorde le pardon. Ce renforcement s’exprime particulièrement dans le Sermon sur la Montagne (dont nous avons entendu lire un extrait), où Jésus oppose aux commandements anciens ses « Mais moi, je vous dis » : Le tableau met en évidence l’intensification du commandement : ne pas tuer → se mettre en colère ; œil pour œil → tendre l’autre joue, par ex.

Par ailleurs, il s’invite chez Matthieu, chez Zachée, il fréquente des pécheurs, des impurs, il donne son pardon à la femme adultère et à bien d’autres, provoquant la fureur des Pharisiens.

Qu’est-ce que cela signifie, quel est le secret de cette attitude qui peut paraître contradictoire ? Quel est le sens de la radicalisation des commandements que Jésus opère ? Pourquoi porte-t-il l’exigence de ces commandements jusqu’aux limites ? Je crois qu’il y a deux raisons principales : la première c’est qu’il n’y a pas de limite au respect que l’on doit à Dieu et au prochain, respect que l’on nomme amour dans le NT, cet amour que Jean, en particulier, met au premier plan ! Le commandement n’est pas une occasion d’ergoter sur les choses qu’on a le droit de faire et de ne pas faire, mais il est une incitation à aller jusqu’au fond de nous-mêmes, d’interroger nos motivations, nos pulsions, et finalement notre responsabilité. Le commandement divin doit être pris au sérieux, car Dieu lui-même nous prend au sérieux.

La deuxième raison, c’est qu’à travers ce qui peut paraître une exagération, Jésus démontre que nous sommes tous et toujours insuffisants face à la volonté de Dieu. Notre propre justice est incapable de satisfaire à l’obéissance qui est demandée : nous avons besoin d’une justice extérieure, qui vient y remédier, et c’est le pardon de Dieu. Notre amour a besoin de l’amour de Dieu et ne peut rien sans lui. Notre obéissance repose donc sur la foi, c’est-à-dire la confiance en lui.

Les contemporains de Jésus ont-ils compris où Jésus voulait en venir ? L’apôtre Paul, en tout cas, l’a compris, quand il martèle, dans ses lettres, le fait que nous nous ne sommes pas justifiés par nos œuvres, mais par la foi, et que nous sommes sauvés par grâce.

Et Jean, pour sa part, quand il parle d’un commandement nouveau, qui n’est pourtant pas totalement nouveau, mais qui accomplit l’ancien, pointe aussi sur l’amour qui nous est demandé, exigence suprême et don de l’Esprit.

3. L’amour des frères, dans la lumière

Et maintenant, que peuvent nous apprendre ces données concernant l’observation de la loi dans la situation difficile où nous sommes aujourd’hui : à savoir confrontés à des règles anti-COVID qui risquent de devenir plus sévères, face à une urgence climatique qui implique de grands changements dans nos habitudes.

Le risque est de voir se développer un nouveau moralisme – il est déjà là  – un moralisme qui ne se fixerait pas sur les mœurs sexuelles, mais sur l’application des multiples règles sanitaires et écologiques destinées à nous sauver nous-mêmes, en oubliant largement des populations défavorisées bien plus nombreuses. Toute loi, même bien intentionnée peut cacher son lot d’hypocrisie. Nous rejoignons ici l’enseignement de Jésus qui poussait le commandement jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au souci du prochain. Nous sommes bien invités à obéir aux lois, mais en comprenant leurs enjeux humains dans toute leur ampleur et en évitant toute plate soumission hypocrite.

Dans un de ses discours, Martin Luther écrivait : « Il n’est pas nécessaire de faire ou de ne pas faire tout ce que le Christ a fait ou pas fait. Sinon, nous devrions aussi marcher sur la mer et faire tous les miracles qu’il a faits… Lorsqu’il dit, en Jean 13,15 : je vous ai donné un exemple pour que vous fassiez ce que j’ai fait, il l’a appliqué non pas à Lazare qu’il avait ressuscité des morts, mais au lavement des pieds… Nous ne voulons suivre aucun exemple : nous voulons avoir la parole à cause de laquelle s’effectuent toutes les œuvres, tous les exemples et tous les miraclesi.

Jésus nous apprend à interpréter, donc à exercer notre liberté. Dieu nous a donné, non seulement une dose d’intelligence, mais aussi une part de son Esprit pour comprendre les enjeux spirituels des situations auxquelles nous sommes confrontés.

Quant à Jean, il écrit : Qui aime son frère demeure dans la lumière ; Dieu nous a donc donné de la lumière, il nous éclaire, et cette lumière nous devons en profiter pour bien diriger notre obéissance! « Ne va pas dans l’homme aimer l’erreur, mais l’homme, dit St Augustin, car l’homme, c’est l’oeuvre de Dieu ; l’erreur, c’est l’oeuvre de l’homme. Aime l’oeuvre de Dieu, non l’oeuvre de l’hommeii.

En fait, il ne s’agit pas tellement d’obéir à la loi, qui n’est qu’un jalon, que de la devancer. Avoir une attitude pro-active. Et sur ce point, je pense que notre vision de l’Église est un peu faussée. Nous identifions l’Église avec les cultes. Mais l’Église s’étend beaucoup plus loin. Elle existe aussi par l’action d’une multitude d’ouvriers qui, plus ou moins consciemment, plus ou moins obscurément, travaillent au nom de la foi et de l’amour du prochain. On ne connaît et ne reconnaît pas assez les innombrables institutions d’Eglise ou issues de l’Église, ou apparentées, qui oeuvrent sur le plan local ou international, non pas à la traîne d‘un commandement, mais en quelque sorte le devançant, je cite par ex. chez nous l’EPER, PPP, le DM, le CSP, les services en faveur des réfugiés, le CICR, l’Assoc. contre la Torture et la peine de mort, et j‘en oublie énormément. A propos de la façon de concevoir l’obéissance chrétienne, Calvin nous donne cet ultime avertissement : « Car ce n’est pas une doctrine de langue que l’Evangile, mais de vie ; il ne se doit pas seulement comprendre d’entendement et de mémoire, comme les autres disciplines, mais il doit posséder entièrement l’âme, et avoir son siège et réceptacle au profond du cœur : autrement il n’est pas bien reçuiii.

Prendre au sérieux et dans sa profondeur la volonté de Dieu qui se présente à nous dans l’Église et dans la société, voilà donc ce que Jésus nous demande. Comprendre que l’enjeu du commandement, c’est la vie de tout homme et de toute femme en ce monde, son âme, son cœur. Amen.

Donné à Cossonay le 5.09.2021

René Blanchet

i Martin Luther (1525, Wider die himmlichen Propheten…)

ii Saint Augustin, (415, Comm.1 Jean Traité VII,11)

iii Calvin, Institution Chrétienne III.VI/4