Lectures : Nombres 20, 14-21, Matthieu 25, 31-46
1. Les images du Jugement et du tri
A première écoute, ce texte de l’évangile de Matthieu nous paraît bien menaçant, qui envoie les bons dans le Royaume et les mauvais dans le feu de l’enfer. Il est de fait qu’on trouve cette scène du Jugement au tympan de nombreuses cathédrales, où elle devait servir d’avertissement aux fidèles. On prenait alors cette mise en scène à la lettre, – c’est ainsi qu’aurait lieu la fin du monde.
Alors que l’image du berger qui trie les moutons et les chèvres pour la nuit, après qu’ils aient brouté ensemble, nous conduit plutôt à entendre ce texte comme une sorte de parabole. Le tri qu’effectue le berger représente une mise en évidence de comportements contraires. Comme dans les paraboles qui précèdent, deux groupes sont opposés : on avait les vierges sages et les vierges folles, l’intendant fidèle et l’infidèle, les serviteurs actifs et le paresseux qui cache son talent dans la terre. C’est la qualité ou le défaut de leur engagement qui importe. Ici également, sont opposés ceux qui font et ceux qui ne font pas. N’est-ce pas notre profond désir que tout ce que l’existence a de chaotique soit tiré au clair, trié, c’est-à-dire jugé ?
A propos de chaotique,nous avons parlé tout-à-l’heure de réfugiés, de migrants. Pour toutes sortes de raisons, ils ont été poussés à quitter leur pays : à cause de la guerre ou de la terreur, parce qu’ils ne trouvaient pas de travail et donc plus à manger, parce que la sécheresse ou des catastrophes naturelles les avaient ruinés, parce qu’ils étaient en conflit avec leurs familles, parce que le gouvernement ou la police voulaient les arrêter en raison de leurs positions… et ils atterrissent finalement dans des camps ou des baraquements surpeuplés, surveillés comme des prisonniers, ou entrent en clandestinité. La Bible connaît ces situations d’exil, elle en est remplie : Abraham, Jacob, Joseph ont changé de pays, le peuple d’Israël a été asservi en Egypte, puis déporté à Babylone. Dans le récit du livre des Nombres, que nous avons entendu en première lecture, on assiste au barrage des Edomites à l’encontre du passage des Israélites : une sorte de préfiguration des barrages actuels que les nations érigent à l’encontre des migrants, et du mur de Trump ! Et dans le NT, Matthieu raconte la fuite des parents de Jésus en Egypte. Et comment des chrétiens ont dû s’enfuir de Rome, suite à l’édit de l’empereur Claude, en l’an 49, etc. Tous se sont trouvés en situation précaire.
Ne trouvez-vous pas que ces étrangers, affamés, assoiffés, prisonniers, nus, malades, dont il est question dans notre texte, correspondent assez à la situation des migrants ?
2. C’est à moi que vous l’avez fait
Voici quelques observations que j’aimerais faire à propos de notre texte, si suggestif. D’abord, selon Matthieu, il vise toutes les nations, il a une portée universelle et concerne tous les humains, même s’il s’adresse premièrement à des chrétiens. Il peut nous faire penser aux Déclarations des Droits de l’homme qui seront rédigées dès le 18ème siècle et qui sont si importantes dans le droit contemporain.
La deuxième observation souligne la surprise et même la stupéfaction des personnes que le Christ interpelle, dans notre texte. « Vous m’avez nourri, visité, soigné, vêtu, moi », dit-il. Ou, au contraire, « Vous ne m’avez pas assisté… » Mais les personnes interpellées n’en ont rien su, elles n’avaient pas du tout conscience d’être en présence du Christ quand elles ont rencontré ces nécessiteux ou ces gens en détresse à propos desquelles le Christ dit : « C’est à moi que vous l’avez fait ». Donc, ce n’est pas un acte intentionnellement religieux que les uns ont fait et que les autres ont laissé passer. Il s’agissait pour eux d’une action purement humaine, on pourrait dire laïque.
Et pourtant, troisième observation, le Christ leur révèle une valeur qu’ils n’avait pas vue, une profondeur qu’ils n’avaient pas perçue. « Pour autant que l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ». Le Christ affirme s’identifier avec ces gens en situation de faiblesse, ces petits, et les considérer comme des frères ou des sœurs. Ce n’est pas qu’il faille considérer que le Christ serait caché en eux d’une certaine façon, comme certains mystiques l’ont exprimé. Mais cela signifie que là où nous croyons effectuer des actes un peu anonymes, de froides transactions, le Christ nous dévoile une mise en relation personnelle : tout prochain est un Tu auquel je m’adresse, mais dans le même temps, nous sommes tous deux requis par le Je du Christ. Pourquoi cela ? Parce que Dieu est amour. Comme il s’est identifié à Jésus, Jésus s’identifie au prochain, afin qu’un courant de reconnaissance et d’amour circule entre tous : c’est là la vie véritable qu’il ne faut pas manquer !
3. Ethique humaniste
On peut imaginer que parmi les personnes qui, dans notre texte, se sont montrées secourables, bon nombre ne connaissaient pas le Christ. Elles ont peut-être agi par compassion ou par idéal. Je suis étonné du nombre de personnes qui, aujourd’hui, créent des projets pour venir en aide à des personnes défavorisées, ou qui s’engagent au service d’institutions d’entraide. Il y a énormément de bénévoles et je n’en citerai qu’une espèce qui correspond à ce dimanche : les personnes qui s’occupent de réfugiés. Nous nous plaignons souvent du comportement des gens dans notre société, nous avons des sujets de déception, voire de dégoût. Il y a une centaine de vols par jour en Suisse, par exemple, (une femme meure toutes les 2 semaines et demie sous les coups de son conjoint en Suisse), les transgressions de la loi sont nombreuses.
Mais l’éthique est forte quand même, qui tend au respect et à la solidarité de chacun avec chacun. Ce n’est pas seulement la peur du gendarme qui motive les gens, ni seulement le calcul égoïste de leurs intérêts personnels. Il y a aussi le désir que, dans notre société, chacun puisse avoir sa part de bonheur, de paix, de reconnaissance, de respect, de santé. Car comment être heureux sans que celui qui est en face de moi le soit aussi ? Nos lois y contribuent, mais c’est certainement la Déclaration universelle des droits humains, accompagnée de toutes ses Conventions qui exprime le mieux ce désir que chacun y trouve son compte. Cette Déclaration, dans toutes ses déclinaisons, se veut laïque, mais elle a une origine chrétienne, ainsi que l’ont montré les historiens. L’éthique qui en découle peut être raisonnable et calculatrice, utilitariste, et les débats que mènent les partis politiques le prouvent assez. Mais, je le répète, bon nombre de personnes sont remuées dans leur conscience et agissent parce qu’ils se reconnaissent dans le visage de l’autre, et ils agissent magnifiquement.
4. La différence de l’éthique des chrétiens
Quelle est la différence de cette éthique, disons laïque ou humaniste, avec une éthique chrétienne ? 1
C’est précisément ce que, dans ce texte, Matthieu veut nous rappeler. Pour nous qui, aujourd’hui, le relisons, il nous remet en mémoire la signification ultime de nos actes, la dimension transcendante de notre existence. Faire du bien à quelqu’un c’est participer à l’oeuvre du créateur et du rédempteur du monde ; c’est renouveler ce monde et faire advenir le Royaume de Dieu ; visiter, nourrir, soigner… c’est entrer dans la fraternité du Christ, qui dit : « Pour autant que avez fait cela à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ». L’entraide est une manifestation de solidarité, mais le Christ, par sa parole, la transforme en une instauration de communion. Répondant par l’amour à son amour et accomplissant ainsi le commandement : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », les chrétiens savent qu’ils édifient une communauté spirituelle. 2
Objectivement, vue du dehors, l’éthique chrétienne effectue les mêmes gestes qu’une éthique humaniste. Son souci de l’autre, la prise en compte de sa situation, la pratique sont très semblables.
Ce qui change, c’est que les chrétiens ne visent pas seulement à restaurer un bien-être, mais à ouvrir l’homme à une libération, à un salut, à une bénédiction. Telle la bénédiction prononcée à la fin du texte par le Christ et qui invite les élus à partager sa gloire, la plénitude de sa vie. Cette bénédiction est le sommet de de ce récit. Car je crois que la scène de jugement a valeur pédagogique. Dans notre contexte passablement relativiste, elle nous incite à tenir compte des différences : entre ceux qui sont bien pourvus, sains, bien intégrés et ceux qui sont affamés, prisonniers, malades, ou nus. 3
Nous devons cependant croire que nous faisons partie de ces élus, si nous aimons et agissons dans la ligne indiquée. Mais c’est sûr, nous comptons sur beaucoup de pardon !
Donné à Cossonay le 20.06.2021
René Blanchet
1. Dietrich Bonhoeffer :
Ce n’est pas l’acte religieux qui fait le chrétien, mais sa participation à la souffrance de Dieu dans la vie du monde.»
2. Karl Barth :
Il ne s’agissait pour eux ni de métaphysique, ni de principes, ni d’idées. Il s’agissait de l’homme, des hommes, c’est-à-dire de l’obligation de manifester et de confirmer la fraternité sans laquelle Jésus lui-même ne pourrait pas être leur frère, ni Dieu leur Père. C’est parce que Jésus leur était connu comme leur frère, et Dieu comme leur Père, qu’ils ont nourri les affamés, accueilli les étrangers, vêtu ceux qui sont nus et visité les prisonniers. (Dogmatique 12, 199)
3. Bonhoeffer
Je crains que les chrétiens qui n’osent avoir qu’un pied sur la terre n’aient aussi qu’un pied au ciel.