Y A-T-IL UN PROGRÈS EN THÉOLOGIE ET EN VIE CHRÉTIENNE ?

Lecture : Philippiens 1, 3-11/3, 10-17.20-21

1. La question

Récemment un ami, engagé dans une profession technique, me faisait cette remarque : « dans mon entreprise, depuis que j’ai commencé, tout a changé : les instruments, les méthodes, rien ne reste des outils du début. Mais en théologie, vous tournez toujours autour des mêmes concepts, des mêmes vieilles idées, création, rédemption, péché, grâce, foi… il n’y a aucun progrès ! » J’avoue que j’ai été titillé par cette critique ; si bien que je me propose d’y répondre dans cette prédication en posant la question : peut-on concevoir un progrès en théologie et en vie chrétienne et qu’est-ce que cela implique pour nous ?D’autant plus que l’apôtre Paul écrit : Faites de nouveaux progrès… Que votre amour abonde encore, et de plus en plus, en clairvoyance et pleine intelligence.

2. Le progrès, faits et idéologie

D’abord, notons que le progrès technique est évident. Mesuré en termes de puissance, de maîtrise sur la nature, d’efficacité, d’économie d’efforts, de confort, la technique a fait des bonds fulgurants, même s’ils sont très récents. Nous en profitons beaucoup. Le progrès technique est soutenu par le progrès scientifique, c’est-à-dire les connaissances fondamentales qui s’y rapportent ; celles-ci se sont multipliées de manière exponentielle, c’est un processus cumulatif et quantitatif, tel que plus personne ne domine la masse des informations. Mais c’est aussi un processus qualitatif : les grandes découvertes qui changent notre vision du monde, Galilée, Newton, Maxwell, Einstein ; elles se font par à coup, au moment où les conditions sont réunies. 

Voilà les faits du progrès ; mais on ne saurait négliger l’idée, ou l’idéologie, du progrès, qui est née au 18me siècle et qui a triomphé au 19ème siècle. C’est une sorte d’enthousiasme qui saisit les penseurs de cette époque, qui croient qu’en expurgeant les préjugés du passé, avec un exercice méthodique de la raison, non seulement la science, mais l’humanité va faire des progrès linéaires, irréversibles. Lisons les titres des livres de cette époque : « Le progrès de la morale », et aussi, « Le progrès du protestantisme » ou « Le progrès de la religion ». En effet, les milieux religieux réagissent à cet engouement et partagent, pour une part, le sentiment de supériorité qui s’en dégage.

Les deux guerres mondiales, et, aujourd’hui, la crise écologique, la perte du sens de la vie, les inégalités dans le monde, mettent un sacré bémol en la croyance au progrès.

3. Des progrès ou des changements ?

Qu’en est-il maintenant du progrès en christianisme ? Si nous voulons identifier son progrès à la puissance de l’Église et à son influence sur la société, nous ne sommes pas en progrès. Mais il ne s’agit pas de cela. Il s’agit d’un progrès plus central, plus profond, en théologie et en vie chrétienne. Pour poursuivre la réflexion, observons tout d’abord qu’il y a des changements en théologie sur la ligne du temps. Il n’est pas vrai que rien ne bouge, dans cette réflexion de fond qui se réfère à la Bible et qui accompagne et soutient toute la vie chrétienne. En schématisant beaucoup, citons divers types de théologie qui se succèdent dans l’histoire, après la théologie de Paul : la théologie alexandrine, centrée sur l’incarnation du Verbe de Dieu, le Logos, la théologie augustinienne, qui insiste sur la grâce et une Providence historique de Dieu, la théologie thomiste, qui articule la raison et la foi, la théologie réformée, qui revient à l’Écriture et à la foi nue ; il y a la théologie libérale du 19ème siècle et ses ennemies du 20ème siècle, les théologies dialectique et existentielle, qui soulignent l’altérité (la sainteté) radicale de Dieu et la décision de la foi. Ces divers systèmes – et j’en oublie volontairement – ne sont pas gratuits : ils correspondent à des types de vie chrétienne, orientés sur le perfectionnement ascétique ou mystique, sur la construction d’une société harmonieuse ou l’édification d’une société laborieuse, sur la promotion de la liberté ou sur la primauté de la foi. Aujourd’hui, le défi consisterait sans doute à réaliser une théologie vraiment œcuménique et ouverte sur les autres confessions et religions. Il y a donc du changement, même si tous ne le perçoivent pas.

4. Dans la spirale du temps

Mais ces changements, cette évolution, sont-elles un progrès ? Dans la mesure où la théologie utilise les données de l’histoire, de la linguistique, de la psychologie, de l’anthropologie, elle profite des progrès de ces disciplines et en fait donc aussi. Cependant, le but de la théologie est d’aider l’Église à réinterpréter l’Évangile pour chacun des moments d’histoire qu’elle est en train de vivre. Elle est interprétative (et non accumulative, comme la science). L’Évangile reste toujours le même, mais à chaque époque et dans chaque situation, qui nous posent des problèmes spécifiques, nous le voyons sous un angle nouveau. C’est comme si nous étions en train sur une des lignes du Gotthard. En gagnant en altitude, le train tourne autour du village d’Airolo, qu’on contemple successivement sous des points de vue différents. C’est toujours le même village, mais on en voit des aspects différents, selon notre position. Ainsi la théologie qui interroge toujours le même Évangile, mais avec des questions qui varient en fonction de la situation de l’Église, et qui reçoit des réponses variées. Dans ce grand mouvement accompli dans la spirale du temps, pouvons-nous établir qu’il y a un progrès ? Oui, dans la mesure où nous ne sommes pas oublieux des réponses qui ont été données dans le passé et que nous nous laissons instruire par elles. Et non, parce que chaque situation de d’histoire et de vie est nouvelle et réclame des solutions autres. En résumé, la théologie change, mais, comme c’est le cas dans l’art ou la philosophie, il est difficile, voire impossible de dire qu’il y ait un progrès. Donc, oui et non ! Parce que la théologie est fondamentalement interprétative, le critère du progrès n’est pas très pertinent.

Et pour ce qui est de la vie des chrétiens, ne sommes-nous pas également dans l’ambiguïté ? Le combat de la foi n’est jamais terminé ; chaque combat gagné laisse place à un nouveau défi ; chaque action d’espérance ou d’amour est remise en question une fois réalisée, et parfois de manière redoublée. Nous avons constamment de la peine à démêler le bien du mal, ce qui est prometteur de ce qui est funeste, ce qui est libérateur de ce qui est aliénant. Notre vie de foi ressemble-t-elle à une ascension continuelle ou n’est-elle pas plutôt, une suite de hauts et de bas, une reprise continuelle ?

5. Regarder vers le but

Et pourtant, l’apôtre Paul, dans plusieurs de ses lettres, exhorte ses lecteurs à faire sans cesse de nouveaux progrès : Que votre amour abonde encore, et de plus en plus, en clairvoyance et pleine intelligence. Et lui-même se voit courant sur le chemin qui mène à Dieu, saisi par le Christ et s’élançant vers le but. L’apôtre Paul compare la vie chrétienne à une progression et il croit à des progrès. Cependant, à la différence de ce qui se passe en science et en technique, il ne va pas tellement mesurer le chemin parcouru depuis un état précédent que regarder vers le but, vers l’accomplissement. D’ailleurs, il le précise dans sa lettre : mon seul souci : oubliant le chemin parcouru et tout tendu en avant, je m’élance vers le but… Paul croit à un progrès, parce qu’il croit à un but, et il croit à un but parce qu’il croit en Dieu qui veut rassembler tous les êtres humains dans la communion de son Fils Jésus-Christ. Tout cela est très différent de l’accroissement des connaissances scientifiques et de l’augmentation de l’efficacité technique. Car là, quel scientifique peut nous dire vers quelle destination mène ce progrès ? Paul ne veut pas nous laisser hésiter devant un verre à moitié vide ou à moitié plein. Il ne nous laisse pas prendre prétexte de l’ambiguïté dans laquelle nous sommes constamment à vues humaines. Il nous appelle à avancer, en tenant compte de la promesse de l’Évangile, et donc à prendre nos responsabilités. En faisant surtout confiance à la puissance de l’Esprit saint qui agit en chacun de nous. Cet esprit ne nous donne pas des réponses toutes faites, mais anime notre développement spirituel, excite notre clairvoyance et notre intelligence pour, comme dit Paul, discerner ce qui convient le mieux. Nous retrouvons donc la nécessité d’une interprétation, d’une réorientation de notre existence face à l’Évangile, mais avec la certitude d’une avancée. A quoi serviraient toutes nos activités d’Église, théologie, cultes, études bibliques et autres réunions, si elles ne contribuaient pas à notre émulation en vue d’un progrès de foi ? C’est un progrès qui est cru plutôt que vu. C’est un progrès dans l’amour et non dans la puissance. Les philosophes s’accordent généralement sur le fait que le christianisme, en désacralisant le monde, en chassant ses démons et ses esprits, a permis le développement scientifique. Il se peut, ainsi que nous l’avons constaté, que ce développement ne soit pas un progrès, mais seulement un succès. Le progrès véritable est promis à ceux qui ont foi en un accomplissement.

Donné à Lussery-Villars le 20.10.2013

René Blanchet