Lectures : Esaïe 41, 13-18 ; 1 Jean 4, 14-19 ; Matthieu 2, 9-15.19-23.
1. La peur utile
Au seuil d’une nouvelle année, nous regardons avec crainte et espoir les jours qui vont venir. Que va-t-il encore nous arriver… N’ayez pas peur, dit la Bible dans de nombreuses pages, comme dans ces passages que nous venons d’entendre. Ce qui veut dire : Ayez confiance en Dieu, dans son amour, qui est la seule réalité qui compte, la première et la dernière. Pourtant, il est raisonnable d’avoir peur ; la peur fait partie de notre vie et elle est même très utile. Quand les parents mettent en garde les petits enfants de ne pas s’approcher des casseroles brûlantes qui sont sur la cuisinière, ou quand ils avertissent leurs plus grands du danger de certaines mauvaises rencontres, ils suscitent intentionnellement dans leurs esprits une certaine dose de peur, afin de les protéger. Il est raisonnable d’avoir peur des accidents qui peuvent survenir, de craindre pour sa vie, pour son équilibre intérieur, pour son identité, pour ses croyances, pour la paix. La peur n’est pas toujours la panique, elle est aussi une forme de lucidité et d’intelligence face à la réalité. Voyez Joseph et sa famille qui se réfugient en Égypte, craignant le roi Hérode, puis qui, au retour, évitent la Judée, trop dangereuse pour eux, pour s’installer à Nazareth, en Galilée.
2. Une stratégie de la peur
En 1979, le théologien et philosophe Hans Jonas a fait sensation en publiant un livre qui a été traduit en une multitude de langues. Intitulé « Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique », ce livre est l’un des premiers à porter le souci des conséquences de nos applications technologiques pour l’avenir de notre planète et surtout pour la survie des générations futures. Il présente la préservation de la vie humaine future comme une obligation morale. Or, les effets de la technique et de nos modes de vie sont très imprévisibles. Si bien que, face au futur, il ne suffit pas de se représenter le bien, écrit Hans Jonas, il faut se faire une représentation du mal, pour le craindre et pour l’éviter. Et il met en place une stratégie de la peur, la seule apte à nous faire prendre conscience du danger et à prendre nos responsabilités. Si nous ne prenons pas peur, nous ne prendrons aucune mesure pour préserver l’avenir. Il faut donc de la peur pour que s’exerce, de manière préventive, durable dit-on aujourd’hui, la responsabilité. Et c’est bien ce langage qu’ont développé plusieurs films terrifiants ou écrits inquiétants qui ont paru récemment.
Nous pouvons penser que les images du Jugement dernier qui ont été taillées aux porches des cathédrales ou qui, sur les saints retables, présentaient le sort des damnés brûlant dans les chaudières infernales poursuivaient le même but : faire peur pour faire prendre conscience des enjeux de la vie et pour qu’on se souvienne de la loi et de l’Évangile. A mon avis, il n’y avait rien de machiavélique là-dedans, il s’agissait d’une vision partagée par la majorité de la population et qui visait à la fois à faire prendre au sérieux la réalité du mal et à réaliser un certain ordre, dans une société très chaotique.
3. La peur existentielle
Seulement, est-ce que cette stratégie de la peur suffit à faire changer le comportement des gens ? Oui, pour tous ceux que le sentiment de peur amène à la réflexion. Mais non, bien sûr, pour tous ceux qui ne veulent pas se mettre en question et continuer à poursuivre leurs intérêts propres. La peur utile, dont je viens de parler est la peur signal.
Mais quand l’Évangile nous dit : N’ayez pas peur ! il ne vise pas la peur signal. Il vise le contenu profond de toute peur, qui est la mort. Peur de notre mort physique, peur de la perte de notre existence. Angoisse du non-être. Nous arrivons généralement à maintenir cette peur, qu’on peut appeler existentielle, à une certaine distance. Mais elle reste présente et contribue à déformer notre jugement, notre vision des choses. C’est elle qui suscite notre peur des autres, qui provoque en nous des réactions de défense souvent exagérés. Cette peur peut devenir obsessionnelle chez certaines personnes qu’elle attaque au coeur de leur être. Elle se transforme en angoisse pathologique, en maladie psychique.
4. L’amour bannit la crainte
Alors que nous nous demandons quels événements, favorables ou difficiles surviendront pour nous cette année, ce n’est pas la peur qui est une ressource. L’Évangile nous dit que nous vivons de foi, de confiance. Ne crains pas, avons-nous lu dans Ésaïe : c’est l’injonction. Mais voici la raison : Car moi, le Seigneur, je suis ton Dieu qui tiens ta main droite… c’est moi qui t’aide. Entendez ces affirmations : c’est moi… je suis. Alors que nous nous mettons toujours au centre, pour juger des situations à partir de notre moi, voilà qu’un autre moi nous offre sa présence et nous oblige à nous décentrer de nous-mêmes. Nous ne sommes pas seuls, nous sommes en relation. Et cette relation, c’est Dieu qui l’établit avec nous, comme jadis avec Jacob–Israël. Cette relation est toujours déjà là, attendant que nous y entrions. Et quand nous y entrons, nous voyons combien Dieu est actif. Il transforme le monde, changeant le désert en étang et la terre aride en fontaines, dit le texte prophétique. Cela se passe avec Dieu et non sans lui. Cela se fait à sa manière, mais non sans nous. Dès lors, nous pouvons quitter cette attitude pessimiste, fataliste, voire cynique que nous adoptons à la vue de ce qui va mal dans l’actualité, actes malveillants, conflits meurtriers, divisions, criantes inégalités. Toutes ces choses sont vraies, mais les réalités bonnes sont bien plus nombreuses et toutes, les mauvaises comme les bonnes recèlent d’innombrables possibles. Il ne s’agit pas de s’illusionner, mais de vivre positivement, activement dans la confiance et dans l’espérance.
Plus puissant que la parole du prophète est l’événement du Christ. Nous avons fêté à Noël son commencement modeste dans une étable. Heureusement, Jésus n’est pas resté un enfant. Nous, écrit Jean, nous témoignons, pour l’avoir contemplé, que le Père a envoyé son Fils comme Sauveur du monde.Et Jean continue :Et nous, nous connaissons pour y a voir cru, l’amour que Dieu manifeste au milieu de nous : Dieu est amour… Parole sublime et inégalée, qui nous révèle la vraie identité de Dieu et le contenu de toute relation avec lui. Cet amour, dont rien ne peut nous séparer, est notre force décisive, même devant la mort. Et Jean ajoute : Il n’y a pas de crainte dans l’amour, car l’amour bannit la crainte. C’est une révolution dans notre manière de concevoir Dieu, alors que dans toutes les religions Dieu est craint. Même après deux millénaires, nous n’avons sans doute pas encore compris jusqu’au bout cette vérité, ni tiré toutes les conséquences de cette révolution. Notre amour n’est pas parfait pour bannir toute crainte.
Mais Jean écrit encore : Nous, nous aimons, parce qu’il nous a aimés le premier. S’il n’y avait pas cet amour premier, il n’y aurait pas d’amour du tout. A vrai dire, il n’y aurait rien. Mais sur cette base, nous pouvons nous engager dans l’amour des autres, seule façon de surmonter la peur des autres. Cette peur est sans doute une de celles que nous redoutons le plus. Sans l’amour, accordé d’avance, l’autre risque de rester toujours pour nous un être menaçant, un ennemi. L’autre, le voisin, le collègue, le concurrent, le frontalier, le réfugié, l’étranger, le rom, le chômeur, le gay, le voleur, l’escroc, le pédophile, l’assassin… Si nous entrons dans l’amour, la relation est changée, nous n’avons plus peur. Ni de l’avenir, ni des autres.
En vous proposant l’amour de Dieu, au début de cette année, je ne crois pas que je puisse vous donner un meilleur point de départ.
Donné à La Sarraz le 5.04.2014
René Blanchet
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