LE SALUT ET LA GUÉRISON

Lectures : Actes 4, 5-14 ; Matthieu 9,35-10,1

1. Sauver et guérir

Nous avons eu l’occasion de chanter : à Noël, un Sauveur nous est né. Jésus a annoncé le salut et les apôtres ont pris la relève : Pierre déclare fièrement aux autorités juives : Il n’y a aucun salut ailleurs qu’en lui ; car aucun autre nom sous le ciel n’est offert aux hommes qui soit nécessaire à notre salut. Et la fête de l’Épiphanie que nous célébrons aujourd’hui a pour sens traditionnel la manifestation du salut de Dieu pour tous les peuples, au-delà d’Israël. Syméon loue Dieu en disant : Mes yeux ont vu ton salut que tu as préparé face à tous les peuples, lumière pour la révélation aux païens et gloire d’Israël ton peuple. Être sauvé signifie être tiré hors du danger, de la maladie, du péché, de la mort, de l’absurde. En termes positifs, le salut consiste à passer des ténèbres dans la lumière de Dieu, à être restitué à soi dans sa présence, à retrouver son image imprimée en nous et à vivre de son amour.

D’autre part, parallèlement à la prédication du salut, les évangiles nous présentent Jésus comme guérissant les malades, avec un grand succès qui attire les foules. Et il enjoint à ses disciples de faire la même chose. Or, peut-être le savez-vous déjà, en grec, le terme pour dire être guéri ou être sauvé est le même. C’est pourquoi, quand un malade traité par Jésus ou par les apôtres est rétabli, les traductions disent tantôt qu’il a été guéri, tantôt qu’il est sauvé.

2. Une ambiguïté ou une articulation

C’est de cette ambiguïté, ou plutôt de cette articulation entre salut et guérison que j’aimerais vous parler ce matin. Car ce qui paraît si étroitement lié dans le Nouveau Testament a été passablement séparé au cours de l’histoire. D’un côté les prédicateurs de la Parole, de l’autre, les guérisseurs spécialisés dans les corps. D’un côté, ceux qui nous présentent le but ultime, de l’autre ceux qui travaillent dans le provisoire. D’un côté ceux qui visent le salut du temps dernier, de l’autre, ceux qui œuvrent dans le temps avant-dernier. D’un côté, ceux qui appellent à la foi dans la puissance de Dieu, de l’autre, ceux qui perfectionnent le pouvoir et les techniques humaines. D’un côté les églises, de l’autre les hôpitaux.

Bien sûr, ce tableau est caricatural, et on sait que dans l’Église ancienne, on s’est efforcé de conjuguer la foi et la charité comme les expressions d’un même élan : à côté des ministres de la Parole, on a institué des diacres ; ce que les Églises de Suisse romande ont voulu retrouver en instituant le diaconat. Et au cours de toute leur histoire, les communautés chrétiennes se sont occupées des malades et des pauvres, sans oublier les écoles, fondant des milliers d’établissements sur tous les continents. Alors, pourquoi mon propos sur la séparation entre discours du salut et actes de guérison, entre ce qui relève de l’espérance et ce qui relève de l’amour ?

3. Le danger de technicisation

C’est que le monde a changé et qu’on a assisté à une laïcisation et à une technicisation de l’entraide. Pour des raisons d’efficacité, les hôpitaux rationalisent leur organisation : tout doit aller très vite, car tout coûte très cher : de plus en plus, ce sont les machines qui commandent. De même dans les Centres médico-sociaux, où le travail des infirmières est réglé par leur petit ordinateur qui les fait courir d’une maison à l’autre. On observe que les organismes d’entraide liés à l’Église tendent à vouloir épouser les objectifs de performance technique et financière de l’humanitaire laïque. Je ne dis pas qu’on ait mis de côté le fait que les patients sont des êtres humains qui ont des besoins d’ordre psychique et affectif. Mais l’aspect technologique prend immanquablement le dessus. D’ailleurs, même si l’on admet théoriquement que les gens ont également des besoins spirituels, on remarque que les aumôniers ont parfois de la peine à être tolérés dans certains établissements. Quant aux paroisses, malgré le département « Entraide et solidarité », elles ne croient pas vraiment qu’elles sont des communautés d’entraide, où l’on s’organise en conséquence.

4. Remettre les choses en lien

Remettre en lien guérison et salut, qui sont devenus des domaines séparés, c’est mon hypothèse : que les signes du salut s’inscrivent dans le temps présent ; que les réalités d’ici-bas soient orientées vers le Royaume. Voilà quelques conséquences de cette ré-articulation, si nous la réalisions :

D’une part, ceux qui s’occupent du médical n’oublieraient pas qu’il n’y a pas de guérison complète sans la perspective du salut que Dieu seul peut donner dans la foi : il s’agit d’être délivré, non seulement de la maladie, mais du souci de soi ; ceux qui s’occupent du social se souviendraient qu’il s’agit de retrouver un lien social, son travail, un logement, mais sans être happé par les démons de la compétition et de la réussite. Pour vivre ce que seul l’Esprit de Dieu nous permet.

D’autre part, pour tous ceux qui, comme nous, sont attentifs à une annonce du salut et à l’espérance qu’elle infuse dans notre existence, nous sommes appelés à participer à des actions de guérison, comme Jésus l’avait commandé à ses disciples, en nous et autour de nous

5. Nous occuper des maladies spirituelles

Il ne s’agit pas de marcher sur les plates-bandes des soignants. Mais, je me dis que nous avons tous à guérir de frustrations, de ressentiments, d’amertumes, qui sont des maladies cachées. C’est le vaste champ des maladies spirituelles, qui, laissées à elles-mêmes, ont souvent des conséquences négatives au plan psychique et néfastes sur le plan physique. Ne laissons-nous pas ce champ en friche ? Ne sommes-nous pas devenus des non-interventionnistes, dans ce domaine ? Le Seigneur ne pourrait-il pas nous accuser d’abandon de personnes en danger ? Il y a ceux qui sont malades de solitude, il y a ceux qui dépriment ou qui cachent leur manque d’espérance par une attitude cynique. Il y a ceux qui se cachent derrière des éclats de rire : mais en fait, ce sont des nihilistes qui s’ignorent, qui ont réduit la vie à des processus techniques, les relations humaines à un marché, l’espérance à des prévisions économiques. Il y a ceux qui sont aliénés par l’argent, l’alcool, la drogue, le jeu, les jeux électroniques ; il y a les idolâtres, c’est-dire qui sont captifs d’images de succès, de luxe, de pouvoir, de domination.

En tant que chrétiens, nous devons leur annoncer le salut, certes, mais notre devoir n’est-il pas aussi de les aider à guérir, maintenant déjà ? En usant de nos moyens, de nos connaissances de l’humain, de notre expérience, de nos dons. Et parce que toutes ces maladies spirituelles peuvent être les nôtres, nous avons à nous guérir nous-mêmes, les uns les autres. Par une discipline spirituelle, des changements d’orientation dans notre vie, grâce à des conseils, par la participation à des groupes de réflexion, de méditation, de prière. Bref, vous l’avez compris, je plaide pour que l’Église devienne à nouveau un espace thérapeutique, non médical, mais spirituel. Nous devons annoncer le salut, mais nous sommes aussi appelés à guérir. Je crois que nous sommes capables de beaucoup plus que ce que nous faisons d’habitude. Nous manquons d’ambition.

6. Libérer la louange

Le salut, par définition, nous ne pouvons pas le donner nous-mêmes. Nous ne pouvons que travailler à des guérisons partielles. Mais, le point que nous pouvons atteindre et le but que nous devons viser, c’est de libérer un élan de louange. Quand on a traversé une épreuve et qu’on a pu la surmonter, nous pouvons dire : cela va mieux, maintenant ! Et, dans ce mieux, nous pouvons avoir l’intuition de nous être approchés du salut de Dieu, dont cette guérison partielle est une préfiguration : c’est alors une louange, un chant de joie qui s’exhale de nos lèvres ou de notre cœur. Comme les cantiques ou les paroles de louange d’Elizabeth, de Marie, de Zacharie, de Syméon, d’Anne qui nous ont été lus pendant cette période de Noël. Comme les louanges des malades que Jésus guérissait ou celles de la foule qui les entourait. Ils ont réalisé que le salut les avait touchés. Travailler à la guérison en vue du salut, c’est donc rendre une personne capable de louange. J’ai défini un but. Puissent ces paroles nous concerner.

Donné à Eclépens le 06.01.2013

René Blanchet