UNE FAIM DE LA PAROLE

Lectures: Amos 8, 11-14 ; 1 Jean 5, 5-12 ; Jean 20, 19-23. (Deuxième dimanche de Pâques)

1. Allergie au christianisme ?

N’avez-vous pas la même impression que moi ? S’il n’y avait pas eu l’incendie de Notre Dame de Paris et le massacre du Sri Lanka, c’est à peine si l’on aurait fait mention de Pâques dans nos médias. On observe une grande réserve, si ce n’est pas de l’ostracisme à l’égard du christianisme. Peut-être faut-il parler d’allergie… C’est comme à chaque printemps, quand les pollens se mettent à flotter dans l’air : on se met à tousser sans savoir pourquoi, certains se sentent mal. L’Europe, en particulier n’est-elle pas devenue allergique au christianisme ? On ne le supporte plus. Il est devenu tabou.

Le sociologue Olivier Roy, qui vient de publier un livre intitulé « L’Europe est-elle encore chrétienne ? » déclarait dans une interview que l’Europe avait tourné le dos au christianisme. Certains politiques se gargarisent en parlant encore de « valeurs chrétiennes » à préserver, mais qu’entendent-ils par là : le marché ? la liberté du commerce ? la croissance ? Ou bien ces valeurs suprêmes : Dieu, la foi, l’amour ?

Nous pouvons penser que la majorité des gens se sont mis à croire en quelque chose d’autre, à une autre religion, le salut basé sur les innovations techniques, numériques. Ou constater surtout dans les esprits à l’égard du christianisme un grand vide et… la peur que tout se déglingue…

2. Amos : une faim de la Parole

Oui, il s’est créé un grand vide au sein de nos sociétés d’Europe à propos du christianisme, un grand silence, comme le silence du Samedi saint, après la Crucifixion. Ce vide affecte fortement nos Églises, nous le voyons bien, et ce silence est une chape qui fait barrage aux mots de notre message, les empêchant d’être compris. On ne transmet plus rien aux enfants, sinon parfois de manière abstraite et éloignée, en parlant de « religion ». Pour la plupart des gens, le christianisme est mort et Jésus est un héros mort, comme un Vendredi saint qui n’aurait pas été suivi et contredit par Pâques. Quelquefois pourtant, une parole de Jésus émerge, comme le souvenir d’une sagesse ancienne. Puis on retourne à ses affaires.

Le prophète Amos, qui faisait aussi face à une situation critique à son époque, annonçait que Dieu allait faire venir une famine terrible sur Israël, non pas une famine de pain, ni une soif d’eau, mais une faim d’entendre la Parole de Dieu. On titubera de gauche et de droite, du nord à l’est, écrit-il, pour chercher la parole du Seigneur, et on ne la trouvera pas. Les gens se jetteront alors sur des faux dieux, qui ne combleront pas leur faim, le grand vide qu’ils ressentent au coeur de leur être, de leur vie.

Peut-être que l’expérience de ce vide, aujourd’hui, est un bien. Ne faut-il pas être vide pour pouvoir se remplir à nouveau ? Avoir faim, pour pouvoir se nourrir ? Nous pensons à ce reproche adressé à l’Église de Laodicée, dans le livre de l’Apocalypse : » Parce que tu dis : je suis riche, je me suis enrichi, je n’ai besoin de rien, et que tu ne sais pas que tu es misérable, pitoyable, pauvre, aveugle et nu… » Oui, il se peut que ce vide, prélude d’une faim à venir, est bon pour nos Églises comme pour la société. Ce vide nous oblige à chercher, à aller jusqu’au fond du problème, à changer. Dans l’oracle du prophète Amos, il est dit que les gens chercheront la Parole, mais ne la trouverons pas. La perspective d’Amos est en effet la venue du jugement de Dieu, qui s’oppose aux pécheurs et les frappe.

3. Pâques, victoire de la Vie

La perspective des chrétiens est différente : pour eux, le jugement est passé. Car c’est sur la Croix qu’il a eu lieu; c’est lors de ce Vendredi-Saint qu’en la mort de Jésus le monde a été condamné et vaincu, écrit Jean ; et c’est Pâques qui manifeste la victoire de la Vie sur la mort, la nouvelle alliance et le pardon de Dieu.

Une nouvelle force, qui était encore cachée, s’est mise en œuvre : l’Esprit qui vivifie. L’Esprit saint témoigne du renversement qui a eu lieu, il dit : le Crucifié est le Vivant, l’homme Jésus, ce mortel qu’on a voulu faire taire définitivement, est le Visage de Dieu pour toujours. L’Esprit rend témoignage, parce que l’Esprit est la vérité, dit encore Jean. L’Esprit est l’énergie qui suscite notre foi et lui fait voir cette nouvelle face de la réalité. Il change notre regard sur les choses, sur notre existence : comme un rayon de soleil transfigure un paysage en rendant joyeux et prometteur ce qui paraissait auparavant morne et désespéré. L’Esprit saint est la force qui s’oppose au vide dont j’ai parlé ; partout, en nous et autour de nous, il redonne la vie et le sens aux choses mortes.

Arrivé à ce moment de ma méditation, je me suis demandé si cet éclairage de Pâques, qui projette cette grande plage de lumière sur notre existence, était compatible avec l’injonction sévère que Jésus adressait à ses disciples, alors qu’ils étaient encore en chemin vers Jérusalem : Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. Proclamer la joie de Pâques et en même temps porter sa croix ? N’est-ce pas contradictoire ? Je me suis dit que cela ne l’était pas. Pour nous, porter notre croix consiste à accepter et à supporter avec courage, lucidité et patience ce vide ou ce silence ou encore cette grande famine qui mine secrètement la société. Quand bien même elle s’agite d’autant plus et multiplie ses activités. Nous ne portons pas notre croix comme Simon de Cyrène, qu’on avait réquisitionné à l’improviste: il était totalement ignorant, il ne savait pas ce qu’il faisait. Nous portons notre croix avec foi et espérance, sachant que si beaucoup de nos contemporains sont restés bloqués au Vendredi ou au Samedi saint, nous sommes nous-mêmes portés par la puissance spirituelle déployée à Pâques.

Et puis, il y a ce récit de l’évangile de Jean, où Jésus se présente à ses disciples, les envoie dans le monde, et, dit le texte, souffle sur eux l’Esprit saint, les enjoignant à remettre les péchés. Si porter sa croix manifeste notre résistance, être envoyé dans le monde est nettement plus offensif ! Nous n’aimons pas le prosélytisme et notre Église ne le pratique pas. Il ne nous est pas demandé de faire pression sur les gens, de les forcer à embrasser la foi, comme certains le font avec violence… Mais nous sommes appelés à briser ce silence, à jeter dans le grand vide les paroles qui peuvent calmer la faim. De nous-mêmes, nous n’en sommes pas capables, mais dit l’évangile, Jésus a soufflé sur ses disciples, sur nous : l’Esprit nous aide à exprimer les mots qui pardonnent, qui relèvent, qui libèrent de l’angoisse, qui comblent toute faim; les paroles qui communiquent la joie inattendue de Pâques. Pâques n’est-il pas une victoire ? Cela veut dire qu’un pouvoir de vie nous a été donné. A nous d’en user.


Donné à Cossonay le 28.04. 2019

René Blanchet