Lectures : Qohélet (L’Ecclésiaste) 1, 1-3; 2, 4-11; 5, 17-19 – Qohélet, 9, 2-91 – Philippiens 4, 4-7.
1. Un provocateur ?
A l’écoute de cet échantillon de textes qui vient de vous être lu, j’imagine votre étonnement. D’une part, ce pessimisme, qui nous fait l’impression que nous venons d’ouvrir un roman noir, cette insistance sur la précarité de notre existence, sur le malheur des hommes, sur la mort. Comment un livre aussi négatif a-t-il pu atterrir dans la Bible ? Qohélet est-il un provocateur ? « Buée de buée, tout est buée« : ces mots mis en exergue, qui résument tout le livre, expriment la précarité, l’inconsistance, l’absurdité de notre existence.
D’autre part, – et c’est un contraste tout aussi étonnant, cette injonction à éprouver de la joie, à manger et à boire en compagnie, à apprécier ce qui est notre part en ce monde. Buée éphémère – joie, comment ces choses tiennent-elles ensemble ? Et qui est vraiment ce Qohélet, qui prétend être le roi Salomon ?
2. Un sage opposé à la Sagesse
Les disciples qui ont recueilli ses paroles et qui les ont mises par écrit, le décrivent comme un sage, c’est-à-dire comme une sorte de philosophe qui tenait école à Jérusalem. Il vivait probablement au IIIème siècle av. J.C. une période difficile après la conquête du pays par les généraux d’Alexandre le Grand, et dont les successeurs ne se gênaient pas de pressurer les gens et de corrompre les élites. Qohélet n’était en tout cas pas le roi Salomon, qui avait vécu 700 ans avant lui ; mais il se mettait en quelque sorte dans la peau de ce roi qui passait pour être sage, quitte à le critiquer et à montrer l’inanité de son entreprise. Pourquoi on a appelé notre auteur Qohélet, l’ecclésiaste, celui qui s’occupe de l’ekklésia, de la communauté, cela reste un mystère. Car dès l’abord, Qohélet se présente comme un critique, comme un sage qui met en question la sagesse traditionnelle, conventionnelle, pieuse : cette sagesse que nous trouvons présentée dans le livre des Proverbes, celui de la Sagesse, précisément, du Siracide, etc. sagesse dont le leitmotiv est « Crains Dieu, obéis à ton supérieur, et tout ira bien pour toi ». Nous voyons immédiatement que Qohélet adoptait une ligne assez différente…
3. La critique de Qohélet
Son projet, qu’il expose au début de son livre, est de scruter, de sonder, d’examiner tout ce qui se passe sous le soleil, en particulier les actions humaines, et d’en tirer un constat. Il ne formule pas des thèses abstraites, comme les professeurs d’université, mais il expérimente, il médite sur des expériences de vie. Et c’est ainsi qu’il se met dans la peau de Salomon pour revivre sa carrière. Viser la grandeur, le pouvoir, la richesse, mais aussi les plaisirs et la jouissance. En auscultant le désir du roi, Qohélet fait la radiographie du coeur de tous les hommes, tous ceux qui aspirent à être comme Salomon. Bâtir des maisons, planter des vignes et des jardins, s’entourer de beauté et de luxe. Avoir des serviteurs et des servantes, régner sur des provinces, être puissant et riche. Se procurer des chanteurs, des chanteuses, de nombreuses femmes, se livrer aux plaisirs, tout en travaillant d’arrache-pied pour le bien de ses sujets…
Mais Qohélet interroge rudement toute cette entreprise : quel en est le profit ? Le constat qu’il répète au long de son livre : toute cette peine est absurde, l’existence que l’on veut se créer telle une oasis dans le désert est inconsistante : buée qui s’évapore aussitôt que déposée, au vent qui tourne. La mort ne vient-elle pas tout effacer ? Ou bien, ce sont nos successeurs qui se chargent de modifier tous les plans que nous avions prévus. Nous ne savons rien de l’avenir et tous nos pronostics sont faux. Le grand Salomon ? Après sa mort, son royaume a été coupé en deux…
Avec sa manière désabusée, qu’on peut aussi juger cynique, ou simplement réaliste, Qohélet a examiné d’autres aspects de l’existence humaine : la tyrannie que les grands et les riches exercent sur les pauvres, la corruption et l’injustice dans la cité, le caractère souvent irrationnel de notre conduite, pour ne pas dire notre folie. Puis il retombe sur le thème de la mort, – même destin pour tous -, qui engloutit le riche comme le pauvre, le sage comme l’insensé, le croyant comme l’incroyant. Vérité combien décapante et que nous devons regarder en face.
4. Très moderne
Le positionnement de Qohélet a quelque chose de très actuel. Il ressemble beaucoup à nos contemporains qui ne croient plus à rien, qui ont perdu leurs repères moraux et métaphysiques. Et qui sont en recherche de sens, se lançant éperdument dans toutes sortes d’expériences, pour éprouver des sensations extrêmes ou pour en tirer des leçons de vie. Et il y a cette obsession de la mort qui se retrouve chez les philosophes de l’absurde, Camus, Sartre, et d’autres. Si la mort rend l’existence absurde, alors rabattons-nous sur ce qui nous est directement utile, sur le court terme, sur ce qui donne du plaisir, ne parlons que de choses tangibles, parlons argent… Qohélet semble donc proche du scepticisme ou du nihilisme contemporain.
En tant que chrétiens, je pense que nous ferions bien d’entendre la critique de Qohélet. C’est la critique de l’idéalisme, qui nous pousse si souvent à enjoliver la réalité, à l’atténuer, à entrer dans des considérations théoriques qui visent à effacer tout ce sur quoi pointe notre auteur : le choc des ego, la folie et la méchanceté humaines, l’instinct de domination, les injustices, et le désir de cacher cette mort qui nous attend tous. Sans doute ne sommes-nous pas assez réalistes dans l’Église : nous esquivons, nous fuyons, nous rêvons, nous évitons la confrontation ; et peut-être est-ce une des raisons de la désaffection générale : nous ne prenons pas les choses suffisamment au sérieux, nous noyons le poisson… L’exemple trop facile : l’obstruction de l’Église catholique face aux milliers de cas de pédophilie en son sein, son obstination à conserver le célibat obligatoire des prêtres. Et quant aux protestants, ils sont muets…
5. La joie
Cette critique n’est pourtant pas le dernier mot de Qohélet. Aussi surprenant que cela puisse paraître, et malgré tous les traits négatifs et pessimistes dont il dépeint la condition humaine, il affirme régulièrement que notre part dans la vie c’est une joie à recevoir, et que cela est un Don de Dieu. Va, mange avec joie ton pain et bois de bon cœur ton vin ! Vois la vie avec la femme que tu aimes… Oui c’est dans la joie de ton cœur que Dieu est réponse. Ce ne sont pas nos œuvres qui créent cette joie, elle ne dépend pas de la grandeur ou de l’efficacité de nos actions, ce n’est pas notre peine qui la suscite. La joie vient sur nous de manière inopinée, inattendue, dans l’humilité de nos occupations, dans l’ordinaire de notre travail, dans la simplicité du boire et du manger dans sa famille, ou entre amis, dans les échanges avec sa femme ou son mari, et c’est là un don de Dieu. Cette joie, qui soudain nous envahit, qui tombe sur nous de manière incompréhensible est pour Qohélet une trace de la transcendance d’un Dieu qui se cache et se tient en retrait. Cette joie donne sens à notre vie, lui donne une référence qui, sinon, lui manque. Elle se distingue du bonheur dont tout le monde parle et cherche à s’assurer : le bonheur est généralement perçu comme un état d’harmonie complète de tous les aspects de notre existence ; et si l’un de ces aspects faisait défaut, le bonheur disparaîtrait : le bonheur est de nature totalitaire. La joie dont Qohélet fait l’éloge est bien différente : elle est comme une lumière qui se pose sur les choses et sur nous, mais elle n’efface pas toutes les ombres.
6. Réjouissez-vous toujours
Le message de la joie se retrouve dans le NT de manière encore plus affirmée. L’apôtre Paul insiste : Réjouissez-vous toujours dans le Seigneur ! L’évangile du Christ, en effet, nous a rendu Dieu infiniment plus proche et a libéré une espérance bien plus puissante que celle que pouvait éprouver Qohélet. Rien ne peut nous séparer de l’amour de Dieu, même pas la mort, qui est en quelque sorte relativisée.
Il n’empêche que nous ferions bien de ne pas en oublier pour autant les leçons de notre Sage : nous devons être complètement ouverts à la joie qui nous est donnée, mais sans détourner les yeux du malheur qui est dans le monde, sans chercher l’échappatoire qui nous éviterait toute souffrance, sans céder aux marchands d’illusions. Nous ne sommes pas invités à rechercher d’abord notre bien-être, mais à nous engager à lutter contre le mal sous toutes ses formes. Et la joie vient par surcroît, en gratuité, comme le disaient de la grâce nos Réformateurs.
1Les textes bibliques de Qohélet ont été lus dans la traduction de Marc Faessler (Marc Faessler, Qohélet philosophe. L’éphémère et la joie. Labor et Fides, 2013)
Donné à Penthaz le 03.03.2019
René Blanchet