UNE CONSTRUCTION DE PIERRES VIVANTES

UNE CONSTRUCTION DE PIERRES VIVANTES

Lectures : Ps. 118, 13-29 ; 1 Pierre 2, 4-10 ; Luc 24,44-49

1. Pierre angulaire – pierre vivante

Pour comprendre le sens des évènements de Vendredi-St et de Pâques, pour trouver des clés de compréhension de la mission de Jésus, qui s’était terminée de manière si dramatique, les premiers chrétiens ont scruté soigneusement l’Écriture, c’est-à-dire l’Ancien Testament. Et ils ont trouvé dans le prophète Ésaïe et dans le Psaume 118 cette image de la pierre angulaire, d’abord méprisée et écartée par les maçons, puis reprise pour en faire la pierre fondamentale de la construction. Cette image leur a semblé si parlante pour exprimer le mystère de la Croix, qu’ils ont cité de nombreuses fois les textes qui y correspondent, dans le contexte de la polémique qui les opposaient aux élites juives. Jésus, la pierre rejetée par les bâtisseurs, devenue la pierre angulaire ! Jésus-Christ, pierre vivante, avec laquelle tous les chrétiens doivent entrer en conjonction, devenus eux-mêmes des pierres vivantes par la foi. Nous sommes invités nous-mêmes à entrer dans la construction pour former une Maison spirituelle, la communauté nouvelle, sacerdotale, royale, sainte, le peuple qui vit de la miséricorde de Dieu.

2. Un monde en miettes

Mais, pour que cette construction soit possible, il faut que nous soyons en contact avec la pierre vivante, que nous soyons posés sur le Christ comme notre base et fondement. Et c’est sur ce point, précisément, que nous éprouvons et partageons souvent les sentiments de nos contemporains : ce qu’ils ressentent, c’est le contraire de ce qu’affirme notre texte : il n’y a plus de fondement, et il n’y a plus de communauté.

– Plus de fondement : les gens disposent de multiples possibilités de penser et de faire : fantastique multiplicité de notre société moderne, qui nous fait côtoyer divers modes de vie, diverses cultures, diverses religions, et un flux continu d’objets techniques et de données nouvelles. Nous sommes accaparés par la nécessité de choisir, de nous orienter. Mais devant la question du pourquoi, les réponses tarissent : faisons-nous face au vide, au mystère, au hasard ? La société est en proie à une crise des fondements. Même les sciences, qui prétendaient expliquer le monde sur des bases incontestables, reconnaissent maintenant qu’elles sont avant tout interprétatives.

– Plus de communauté. Il n’est pas étonnant que, toute base s’étant évanouie, notre société ressemble plus à une fourmilière dans laquelle on aurait donné un coup de bâton, qu’à une véritable communauté. Nous sommes à l’ère de l’égo, notre projet est individuel, et quand il y a des regroupements, c’est souvent pour défendre des intérêts matériels. Comment, dans ces conditions, travailler pour un bien commun, comment participer à une construction ? En fait, nous existons dans un monde de fragments.

3. Des valeurs renouvelées

Voici, je pose en Sion une pierre angulaire, choisie et précieuse, et celui qui met en elle sa confiance ne sera pas confondu. En Christ, Dieu nous a donné un fondement fiable. Un fondement pour notre vie individuelle, mais également un fondement propre à fonder une communauté. C’est notre cadeau de Pâques. Vous êtes la race élue, la communauté sacerdotale du roi, la nation sainte, le peuple que Dieu s’est acquis pour que vous proclamiez ses hauts faits… L’auteur de l’épître accumule les titres prestigieux qu’il tire de l’Ancien Testament pour persuader ses lecteurs que la petite Église qu’ils forment est digne du Christ. Elle a de la valeur, et elle est capable de vivre et de travailler pour les valeurs propres à la révélation chrétienne.

A propos de ces valeurs, justement, Frédéric Lenoir, un historien des religions français auquel les médias ont accordé une grande audience, rappelait dans un de ses derniers livres, « Le Christ philosophe », que les valeurs les plus précieuses de notre société, la liberté, l’égalité, la fraternité, prennent leurs racines dans l’enseignement de Jésus, en particulier le Sermon sur la montagne. Que cela plaise ou non, Lenoir affirme que la République française, malgré son désir de laïcité intégrale, ne peut pas réfuter cette origine chrétienne, d’où vient la substance de ses valeurs. Les Droits de l’Homme, auxquels les institutions occidentales s’accrochent comme à une bouée de sauvetage au milieu de la tourmente mondiale ont une claire ascendance chrétienne. Les valeurs sont comme des fleurs, disait le journaliste Jean-Claude Guillebaud dans une interview, si on les coupe de leurs racines, elles se fanent et elles sèchent ! On reconnaît encore leur forme, mais elles ont perdu tout éclat et toute vigueur, incapables d’enrichir notre vie. Nos valeurs ont des racines chrétiennes.

A l’opposé, certains, comme le philosophe américain Ronald Dworkin, veulent nous faire croire que les valeurs n’ont pas besoin, ou plus besoin du christianisme. Elles sont toujours à l’horizon, en quelque sorte, à disposition de tous ceux qui les perçoivent. Ainsi, l’éthique n’a pas besoin de Dieu, ni d’ailleurs la spiritualité. Et c’est bien le parti que, dans les faits, notre société a pris, en marginalisant le christianisme et son enseignement, de telle sorte qu’une majorité de la population ne sait plus rien en dire de valable.

Alors, les valeurs, dépendantes de la Bible ? Ou les valeurs sans le christianisme et sans la foi ? J’aimerais donner ma solution à cette alternative et raccorder à notre texte de référence. Je crois que les humains ont toujours élu des valeurs pour mettre de l’ordre dans la société ou pour les guider. Par exemple la justice ou la protection des biens. Ces valeurs sont arrimées à une divinité ou à la Cité. Des valeurs ont donc existé bien avant le christianisme, c’est évident. Mais le christianisme a transformé et transfiguré ces valeurs, il les a ressuscitées, et il en a suscité d’autres. Par exemple, l’amitié est une belle valeur grecque, mais elle ne reconnaît que les pairs. On ne donne son amitié qu’à ceux qui en valent la peine. L’amour chrétien, au sens de l’agapè, va bien au-delà : c’est un amour-don qui s’exerce envers tous, envers les petits, les indignes et même les ennemis.

Autre exemple : la liberté, dans l’Antiquité, c’était le fait de ne pas être esclave et donc de jouir de certains droits. Le christianisme a transformé cette notion ; la liberté s’est intériorisée, elle est devenue le fait d’être libéré, désaliéné de ses préjugés, de ses addictions, du mal. C’est une liberté pour aimer et non pour dominer. Cette transmutation chrétienne des valeurs vient de la conception de l’homme que défendent les chrétiens, et de sa relation à Dieu. En nous révélant un nouveau visage de Dieu, l’Homme Jésus a aussi renouvelé nos valeurs.

4. La communauté de l’avenir

Jésus, pierre vivante ! Une pierre… vivante ! Nous-mêmes, devenus par Christ des pierres vivantes. C’est la transmutation pascale, qui rend possible la construction d’une communauté appelée à vivre les nouvelles valeurs. Car, il ne suffit pas de nommer les valeurs : justice, liberté, reconnaissance, pardon, paix : il faut encore les mettre en œuvre. On ne cesse de les invoquer, dans les médias, et pourtant les délits et les conflits ne cessent pas dans le monde et ils sont difficiles à maîtriser. Malgré tout, notre vocation est d’être cette communauté-témoin qui doit vivre la relation avec Dieu et incarner une nouvelle valeur d’hommes. C’est une grâce, pas un mérite : vous qui n’étiez pas son peuple, rappelle la lettre de Pierre, mais qui maintenant êtes le peuple de Dieu, vous qui n’aviez pas obtenu miséricorde, mais qui maintenant avez obtenu miséricorde. Il faut se rendre à l’évidence, la communauté chrétienne n’aura plus jamais la figure qu’elle avait dans le passé. Nous ne savons pas encore quel style de vie la caractérisera dans le futur, et nous expérimentons un entre-deux, plein d’incertitudes et de doutes, qui n’est pas facile. Nous avons souvent, en tant que chrétiens, le sentiment d’être méprisés et rejetés, comme le Christ, comme la pierre écartée des bâtisseurs. Mais la parole biblique d’aujourd’hui nous donne un enseignement capital : Nous devons nous refonder sur le Christ, pierre vivante, continuer de nous ajuster à lui, avec toutes les autres pierres vivantes que nous connaissons, que nous rencontrons ; reconnaître et vivre les valeurs propres à la communauté chrétienne ; et témoigner des dons qui nous sont accordés. La communauté sacerdotale du roi, la nation sainte, le peuple que Dieu s’est acquis a encore de l’avenir.

Donné à Cossonay le 12.04.2015

René Blanchet