NOUVELLES RELATIONS ENTRE JUIFS ET CHRÉTIENS
Lectures : Romains 11,16-24 ; Luc 20, 9-19
1. Après la Shoah, le dialogue
Le génocide à l’encontre des juifs – la Shoah – a été un choc énorme. Pour les juifs eux-mêmes qui, après tant de persécutions, de pogroms, d’expulsions, étaient confrontés à une tentative d’annihilation totale. Ils ne pouvaient manquer de se poser la question : Où était Dieu pendant ces évènements ? Que signifie être le peuple élu, face à cette opération d’éradication ? Quant aux chrétiens, ils ont été envahis d’une grande culpabilité pour n’avoir pas tout fait pour empêcher l’horreur de s’accomplir. La Shoah les a obligés d’ouvrir les yeux sur leur prétention d’être plus fidèles que les Juifs, plus proches de Dieu, plus au cœur de son œuvre de salut pour le monde. Dès les débuts, l’Église a eu un sentiment de supériorité à l’égard du judaïsme ; on le sent déjà dans les écrits du Nouveau Testament. Et ce sentiment se renforce jusqu’à devenir la certitude d’une substitution : à savoir que la nouvelle alliance des chrétiens se serait substituée à l’ancienne alliance, qu’elle la remplacerait, rendant cette dernière périmée ; le judaïsme ne serait plus qu’un résidu de l’histoire1.
A la fin du XIXème siècle, l’antijudaïsme chrétien est manifeste. Le très célèbre historien allemand Adolf von Harnack (1851-1930) reconnaît que le christianisme s’est approprié les biens de la religion juive: « Une injustice aussi grande que celle de l’Église des païens vis-à-vis du judaïsme est quelque chose de presque inouï dans l’histoire. L’Église des païens lui dénie tout, elle lui enlève son Livre saint, et alors qu’elle n’est elle-même rien d’autre qu’un judaïsme transformé, elle coupe tout lien avec lui: la fille chasse la mère après l’avoir
pillée » ! 2
On peut comprendre le dépit des Juifs quand ils constatent l’expansion du christianisme en quelque sorte à leurs dépens. Mais ce constat n’empêche pas Harnack d’entériner totalement l’idée de la substitution d’Israël par l’Église, ôtant toute raison d’être au peuple juif : « … en rejetant Jésus, le peuple juif a renié sa vocation et s’est porté à lui-même un coup mortel ; le nouveau peuple des chrétiens vient prendre sa place ; il reprend la totalité de la tradition du judaïsme ; ce qui est inutilisable est réinterprété ou abandonné. … le pagano-christianisme ne fait que parachever un processus qui avait commencé depuis longtemps déjà dans une partie du judaïsme : le décloisonnement de la religion juive et sa transformation en une religion universelle ». 3
Les relations entre chrétiens et juifs se sont transformées aujourd’hui, heureusement. Après la Shoah, on s’est vraiment mis à écouter les théologiens juifs. Et le Concile de Vatican II a marqué un tournant officiel. En 1965, la déclaration Nostra Aetate révoque toutes les anciennes accusations contre les juifs et les reconnaît comme des frères et des sœurs devant Dieu. Dès lors, le dialogue s’intensifie entre chrétiens et juifs, des chaires et des instituts d’études juives se multiplient dans les universités.
2. Greffés sur l’olivier d’origine
Il est vrai qu’avant de devenir persécuteur des juifs, le christianisme des débuts a dû subir lui-même de l’hostilité et des persécutions de leur part. L’apôtre Paul ne mâche pas ses mots à l’encontre de ses coreligionnaires. Mais il juge tout aussi nécessaire de couper court à la prétention de supériorité que pourraient manifester les chrétiens d’origine païenne à l’égard des juifs. Il fait ainsi appel à la fameuse image de la greffe effectuée sur un plant d’olivier. Une image non seulement très belle, mais de grande importance. L’olivier représente l’alliance de Dieu avec Abraham qui, dans la foi, sera cause de bénédiction pour toutes les nations. En effet, la racine de l’olivier est juive, et les promesses de Dieu ont été données aux juifs d’abord, avant d’être étendues aux païens. Paul rappelle ainsi que, – s’il semble que des branches naturelles de l’olivier ont été coupées, c’est-à-dire que les juifs d’origine ont dû subir des pertes -, les chrétiens font bien de considérer qu’ils sont des branches neuves, greffées après coup sur la souche de l’olivier ! Or, ajoute Paul, si pour des raisons d’infidélité, des branches naturelles ont été coupées, cela peut arriver tout autant pour les branches greffées ; c’est la foi qui fait la greffe : que les chrétiens d’origine païenne ne s’enorgueillissent surtout pas de leur statut, car sans la foi, ils peuvent tomber comme des branches sèches, ou être coupés, comme on le fait de branches improductives. Et l’apôtre Paul de prolonger encore l’image : si c’est la foi qui fait la greffe, Dieu peut tout-à-fait enter à nouveau ce qui a été coupé, surtout parmi des branches d’origine, alors que les chrétiens ont été rapportés d’un olivier sauvage.
Cette image de greffe sur l’olivier me semble importante, car elle montre finalement que les branches anciennes et nouvelles croissent côte à côte, se nourrissent de la même sève et sont portés par la même racine. Ils croient au même Dieu, ils se fortifient par la même Parole, ils font partie d’un même plant. Ils sont tous aimés de Dieu, écrit Paul ! L’hostilité entre juifs et chrétiens, ou le mépris des uns à l’égard des autres, apparaissent alors anti-naturels et scandaleux. Cependant, la réalité montre crûment que même des frères et des soeurs ont parfois de la peine à se comprendre ! Parce qu’il y a quand même des différences entre les frères ou les soeurs !
3. Des vocations différentes
La différence vient surtout de la centralité de la figure du Christ dans la foi chrétienne. Les juifs peuvent admettre que Jésus ait été un maître de sagesse ou même un prophète, mais pas le Messie proclamé par le Nouveau Testament. C’est pourquoi on peut représenter de la manière suivante les relations actuelles entre juifs et chrétiens : les premiers sont la branche talmudique de l’Ancien Testament, les seconds étant la branche néotestamentaire de ce même Ancien Testament. En effet, le Talmud, qui représente la loi orale, est pour les juifs l’interprétation autorisée de la Torah, la loi écrite ; alors que pour les chrétiens, c’est le Nouveau Testament qui représente la base de leur interprétation de l’Ancien Testament. Ces deux branches constituent deux vocations différentes ; les juifs ont vocation d’être les témoins originaires de l’alliance, les chrétiens, d’être agents de son universalisation. Ces derniers ont spiritualisé le message et la loi et ont porté jusqu’au bout du monde la connaissance du livre saint, l’Ancien Testament, une réalisation que beaucoup de Juifs reconnaissent.
Nous n’avons donc plus à songer à une conversion des juifs, aujourd’hui, mais plutôt à engager avec eux un dialogue, dans un but d’instruction et d’ouverture réciproques. Ce dialogue est largement réalisé au niveau des sciences exégétiques. Pour nous tous, le judaïsme constitue un exemple extraordinaire de fidélité au cours des millénaires, malgré les souffrances et les persécutions subies. Cet exemple devrait nous inspirer la dose de persévérance, d’endurance, de confiance en Dieu qui nous manque, dans ce temps où nous découvrons notre Église marginalisée, sous-estimée, en perte d’ouvriers, alors qu’ils seraient tellement nécessaires pour réaliser les mutations indispensables. Les juifs ont subsisté, nous avons donc à tenir bon nous aussi, à ne pas nous laisser aller dans un sentiment de faiblesse, alors que nous avons malgré tout des forces énormes à disposition. Dieu n’est-il pas notre force ?
Réciproquement, les chrétiens peuvent faire saisir aux juifs quelque chose de l’évènement christique qui les constitue. Jésus est le signal que le Royaume de Dieu n’est pas seulement à attendre dans un temps indéterminé, mais que ce Royaume est en route. Selon la prédication de Jésus, il prend corps, commençant en nous, et se déployant dans le monde par l’amour. Grâce à Jésus, Dieu est devenu proche et s’offre à tous les hommes. Cette universalité est un facteur majeur d’ouverture et de paix, capable d’abaisser les barrières des cultures et des religions. Puissions-nous en être convaincus nous-mêmes, fortement, pour que se concrétise la Terre nouvelle !
Message prévu pour Cossonay le 23.10.2022, mais non donné pour cause de COVID. Donné finalement le 26.02.2023 à Cossonay.
René Blanchet,
1 Voir de Thérèse M.Andrevon et William Krisel (dir.) Réflexions juives sur le christianisme, Labor et Fides, 2021.
2 Adolf von Harnack, Mission et expansion du christianisme aux trois premiers siècles, Cerf, 2004, p. 99
3 id. pp. 102-103