TRADITION ET ÉMANCIPATION

Lectures : 1 Samuel 1, 2-22; 24-28; Galates 4,1-7; Luc 2, 41-52

1. Par-delà la tradition

Noël est passé, nous avons accompli coutumes et tradition : au-delà de la tradition, il nous reste maintenant à vivre au rythme du coeur de l’événement que nous avons remémoré! La tradition, elle apparaît dans cet épisode de l’évangile où les parents de Jésus accomplissent leur pèlerinage à Jérusalem en emmenant avec eux leur enfant. Curieusement, cette péricope a été retranchée du lectionnaire proposé dans notre Église, alors qu’elle figure dans l’ordinaire de la Messe à ce dimanche. C’est probablement le fait qu’il soit question d’un pèlerinage pascal qui a fait difficulté ; ou bien la commission a jugé que ce texte ressemblait par trop à ces récits, truffés de légendes, exaltant les vertus ou les exploits précoces des héros, un genre courant dans la littérature ? N’épiloguons pas. Ce texte a quand même de la substance : il nous interpelle par l’opposition qu’il décrit entre le comportement des parents de Jésus, gens pieux et bien intentionnés, qui accomplissent scrupuleusement leur pèlerinage à Jérusalem, et celui de Jésus qui se passionne pour Dieu. Les premiers restent dans la ville le nombre de jours fixé par la loi, puis s’en retournent aussitôt, tandis que Jésus manifeste sa liberté en restant dans l’aire du Temple, en compagnie des docteurs et des prêtres. La liberté qu’il manifeste n’est pas une révolte contre ses parents, mais un goût pour le Dieu qui est au cœur de la tradition. « Il faut que je m’occupe des affaires de mon Père » répond Jésus à ses parents tout angoissés et qui le cherchent. Et par cette réponse, il souligne quel est son vrai Père. Son écoute et ses questions émerveillent les docteurs et tous les assistants, c’est le signe d’une sagesse qui grandira encore. Sagesse et liberté vont ensemble : Jésus n’est pas intéressé par les décors, ni ne se laisse abuser par eux, il va derrière, pour puiser à la source !

2. L’émancipation

La liberté contre la tradition, ou au-delà de la tradition: c’est un aspect essentiel du message de Noël, une dimension de la vie même du Christ, qui nous est proposée, à tous ! C’est en tout cas ce que semble affirmer l’apôtre Paul dans sa lettre aux Galates, vers laquelle j’aimerais maintenant que nous nous tournions.

Paul travaille avec une métaphore bien suggestive : tant qu’un enfant est encore mineur, fait-il remarquer, cet enfant fut-il le fils d’un millionnaire, son état ne diffère guère de celle de n’importe quel serviteur. Il n’est pas libre de ses mouvements et de ses actes, il doit obéir à ses éducateurs, à ses régisseurs, qui appliquent les directives du maître. Et cela jusqu’au moment de la majorité effective, qui dépend de la décision du père. Mais, une fois le terme atteint, l’enfant devient réellement majeur, il entre pleinement dans ses droits d’héritier, il jouit de prérogatives qui sont semblables à celles de son père. Il n’est plus esclave, mais libre. C’est l’histoire d’une émancipation. C’est l’histoire des judéo-chrétiens : ils étaient soumis au régime de la Loi, ils étaient esclaves d’une sévère tradition, qui environnait toute leur vie d’une forêt d’interdictions et d’obligations qui leur masquait la clairière lumineuse de la promesse de Dieu. Mais c’est également l’histoire des pagano-chrétiens, ces gens venant de tous horizons culturels, adeptes, à l’origine, de diverses sortes de religions : « nous de même, écrit Paul en s’identifiant à eux, nous étions des enfants, soumis aux éléments du monde, nous étions esclaves ». Esclaves de quoi ? D’impératifs peut-être moins visibles que ne l’était la Loi des Juifs, mais tout aussi directs : des forces invisibles, occultes, qui verrouillaient leur pensée et leurs sentiments dans le cercle fermé de leurs traditions. Ainsi agissent encore les mythes et les idéologies modernes : pensons à l’impact qu’ont sur notre société le développement technique, l’impératif économique, la réussite individuelle.

« Mais quand est venu l’accomplissement du temps, Dieu a envoyé son fils, né d’une femme, assujetti à la loi… pour qu’il nous soit donné d’être fils adoptifs ». La venue de Jésus a tout changé, elle marque le moment et le moyen de cette émancipation. Comme homme, au milieu même de l’humanité, il nous ouvre à la dignité de fils et de filles. Du cœur du temps, il fait jaillir une histoire nouvelle. Sa Parole, qui part d’un endroit particulier, atteint l’universel. En effet, de même que nous parlons du temps d’avant ou d’après la Réforme, d’avant ou d’après l’ordinateur, d’avant ou d’après la chute du mur de Berlin, et maintenant d’avant ou d’après la crise financière, Paul parle d’avant et d’après le Christ, comme de l’événement central qui nous oblige, non seulement à regarder différemment toutes choses, mais à exister différemment. Nous avons acquis une nouvelle dignité. Nous ne sommes plus esclaves, mais fils véritables de Dieu, nous sommes devenus libres !

Et Paul a une peur bleue que ses interlocuteurs retournent en arrière, qu’ils fassent tourner en sens inverse les aiguilles de l’horloge du monde ; qu’ils abandonnent leur acquis, parce qu’ils ne le comprennent pas, qu’ils retombent en esclavage. Nous ne savons plus où nous en sommes : machine arrière, toute ! N’est-ce pas une tentation aujourd’hui ?

3. Les aspects de la liberté

Pour faire honneur à l’événement de Noël, réfléchissons donc à notre émancipation, à notre liberté. C’est, premièrement, une liberté d’être soi. Il est clair que ces temps de crise nous remplissent d’incertitudes ; notre Église, elle-même, est en position de faiblesse, et pas seulement financière, cherchant à se reconstituer. Certains nous considèrent comme déjà morts et voudraient tout simplement que nous abandonnions toute parole. Ils nous considèrent comme faisant partie du passé, de la coutume, de la tradition. C’est qu’ils ne voient pas la force d’ouverture qui nous donne d’aller au-delà de la tradition : comme Jésus quittant ses parents pour aller au Temple, vers son vrai Père ; comme Paul, traversant des régions nouvelles pour aller à la rencontre des païens. Cette force d’ouverture implique pour nous une tâche à ne pas négliger : celle de critiquer nos coutumes, nos traditions, à cause de ce qu’elles contiennent d’enfermant, de statique et de mortifère. Et pour en libérer tous les signes de vie, de vérité, d’amour et de justice, qu’elles contiennent aussi, souvent, et qui les a faites naître.

Etre libres d’être soi, ne veut pas dire être renfermés sur soi. Au contraire, être soi, c’est recevoir et rester dans cette ouverture à Dieu que rend possible l’Esprit saint ; « l’Esprit qui nous fait crier Abba, Père, » écrit Paul, et qui nous confère la même dignité que celle du Christ.

Deuxièmement, être libre, veut dire être « libre avec » : une liberté solitaire est stérile. La vraie liberté nous permet d’être en relation, et plus précisément en dialogue avec notre voisin, quel qu’il soit. Quand le dialogue faiblit, c’est que la liberté a faibli. Et plus le dialogue faiblit, plus la discrimination tend à se renforcer. C’est ce que révèle le résultat de la récente votation sur les minarets : à la base un manque de dialogue, signe d’un manque de liberté ; et à la clé une restriction supplémentaire de la liberté.

Être libre signifie, évidemment, la capacité de se solidariser avec tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, vivent en esclavage. Le Christ nous en a montré l’exemple. A cet égard, je suis toujours content et rassuré par le nombre de chrétiens qui travaillent dans les œuvres d’entraide les plus variées de par le monde.

4. Dans la diversité, la Parole partagée

Noël, fête de l’émancipation et de la libération humaine. Nous le croyons volontiers pour nous-mêmes, nous sommes prêts, quant à nous, à entrer plus profondément dans cette réalité de grâce. Cependant, la présence toujours plus forte autour de nous de cultures et de croyances différentes nous fait problème, nous trouble profondément, et même nous inhibe, par les difficultés soit pratiques, soit théoriques, qu’elle engendre. Comment vivre avec ces traditions religieuses et culturelles qui s’entrecroisent et s’opposent, sources de conflits et de réactions de rejet ? Devant la difficulté et la peur de perdre notre identité, nous risquons d’abandonner un point majeur, qui fait partie du paquet-cadeau de Noël : la liberté des enfants de Dieu est promise à tous. Vraiment à tous ! Aux grecs, aux juifs, aux hommes, aux femmes, aux païens de toute espèce, dont nous sommes… Il est impossible que nous jouions les traditions les unes contre les autres. La seule solution est que, par le dialogue, tous ensemble, nous allions au-delà de nos traditions respectives pour tenter de partager le don de Dieu commun à tous. Cela ne peut se faire, sans que nous fassions un immense effort pour investir la culture de notre temps et l’habiter par la Parole qui nous est confiée. Ce qui suppose aussi que nous trouvions un nouveau langage pour la communiquer.

Noël est le cadeau d’une émancipation. Mais, finalement, ce n’est pas un cadeau facile. Et nous serons bien obligés d’en reparler. Mais cela me vient à l’esprit : il y a une nouvelle pratique qui se développe, paraît-il, consistant à revendre les cadeaux reçus dont on ne veut pas. Ce cadeau de Noël, vous n’allez pas le revendre ! (A Dieu ne plaise).

Donné le 27.12.2009 à Éclépens
René Blanchet