Lectures : Rom. 2,13-16; 1 Co. 10, 25-29; Luc 6, 43-45
1. Objection de conscience ?
Il n’y a pas si longtemps que, dans notre pays, on mettait les objecteurs de conscience en prison. Ce n’est plus le cas. Il semblerait donc que l’on accorde un peu plus de respect à la conscience et à ce qu’elle nous commande ? C’est possible, mais il y a une autre explication : si l’on ne met plus les objecteurs à l’ombre, c’est qu’on mise plus sur la technologie militaire que sur le nombre des soldats. J’aimerais plaider pour que nous accordions plus d’attention au travail intérieur de la conscience. Autant, dans le temps, on a exagéré le rôle de la conscience, jusqu’à inventer une religion de la conscience, qui a empoisonné l’esprit de nos parents et grand-parents, en les bourrant de culpabilité et de mauvaise conscience, autant il me semble qu’on néglige aujourd’hui cette conscience. Avant, on était enflé de scrupules à l’extrême, on le voit souvent chez des vieilles personnes, autant il me paraît que notre comportement actuel peut être léger-léger… Je voudrais donc, dans le cadre de la Bible, vous intéresser au travail propre de la conscience en essayant de la mettre à sa place.
2. Une délibération intérieure
Il y a une conscience, c’est incontestable. Alors qu’en français toutes sortes de significations se concentrent dans un seul mot, en allemand on distingue « Gewissen », la conscience morale, de « Bewusstsein », la conscience de soi. C’est la délibération morale, intérieure, qui nous fait trancher entre le bien et le mal, qui va nous intéresser pendant ces quelques minutes. Il y a longtemps qu’on a remarqué l’importance de cette activité cachée en l’homme. Tant en Egypte que dans la Bible, on la désigne en parlant du cœur de l’homme : c’est là, dans cette zone cachée que se prépare, que se décide, ce qui va ensuite se manifester au grand jour. C’est de là que sortent les mauvaises pensées, les paroles méchantes et meurtrières, les projets de vol, d’adultère, de mensonge, fait remarquer Jésus. La vraie impureté vient du cœur et non du contact extérieur de notre peau. Mais aussi, tout ce qui est bon vient de lui. Le cœur est le trésor de l’homme. C’est pourquoi il nous est demandé d’aimer Dieu et notre prochain de tout notre cœur.
L’apôtre Paul utilise d’une manière plus spécifique le terme philosophique de conscience. On le trouve 18 fois sous sa plume. Ainsi, dans la première lecture qui nous a été faite, la lettre aux Romains, Paul affirme que les païens aussi ont une conscience, qui se manifeste par une délibération intérieure, par une sorte de tribunal où les pensées tour à tour les accusent ou les défendent. Si les Juifs ont la loi de Moïse, les païens ont aussi une loi, cachée dans leur cœur, et il arrive que leurs actes puissent concorder dans le bien avec ceux des Juifs. Même si, en général, ils sont aussi incapables que les Juifs à réaliser la volonté de Dieu. Car, pour l’apôtre Paul, et en cela il est très moderne, la conscience qui est en nous n’est pas absolue. Elle peut être forte, elle peut être faible. Ainsi, il remarque que chez les chrétiens de Corinthe, certains sont capables de manger les viandes du marché, qui ont été sacrifiées selon les règles aux dieux romains, sans que cela fasse problème pour leur foi : ils ne croient qu’au Dieu de Jésus-Christ. D’autres, cependant, n’osent pas toucher à cette viande, qui leur semble impure, démoniaque, et qui trouble leur foi en Christ. Paul demande qu’on ne méprise pas ceux qui sont faibles dans leur conscience et que l’on ait des égards pour eux. Il sait très clairement que la conscience des hommes peut être complètement enfermée dans un système moral imparfait ou faussé. Ici, le système sacral des païens. Mais la conscience des Juifs aussi est enfermée dans le système des œuvres, que vient verrouiller la loi. Non, la conscience n’est pas quelque chose d’absolu, chez Paul. Elle a besoin d’être ouverte, libérée, comme tout l’homme est libéré par la croix du Christ, qui nous pardonne. Dans la foi au Christ, la conscience devient libre et fonctionne alors dans de justes perspectives qui lui permet de viser le bien, l’amour. Elle vaut autant que vaut la foi.
3. Une conscience divine ?
A fin septembre auront lieu des votations fédérales particulièrement importantes, qui posent un problème de conscience. Le peuple et les partis sont divisés. La FEPS (Fédération des Églises protestantes de Suisse) a donné son avis, de même que la Conférence des évêques suisses. Appelés à trancher en faveur de ce qui nous paraît le plus juste, nous nous disons peut-être : « Ah! si la conscience que nous avons au-dedans de nous transmettait directement la voix de Dieu ! Si elle était la voix de Dieu même, nous n’aurions pas à nous fatiguer autant à comprendre la question et à décider. C’est la position de la philosophie antique tardive. Philon, philosophe juif, appelle la conscience l’interprète de Dieu. Sénèque, le philosophe stoïcien romain, écrit que la conscience habite en nous comme un esprit divin, elle est Dieu en nous, elle est un observateur et un gardien du bien. C’est le prélude d’un mysticisme de la conscience qui a traversé les siècles. Il est repris par l’idéalisme allemand, en particulier Fichte, qui, au début du 19è siècle, n’hésite pas à magnifier la conscience par des formules dithyrambiques : la conscience est l’oracle de la vie éternelle, elle est l’organe de la vraie connaissance. C’est là qu’il faut voir l’origine d’une religion de la conscience, d’une religion morale et moralisante qui imprégné le discours de l’Église jusqu’au début du 20è siècle. Les gens ont été invités à écouter cette voix divine qui retentissait au fond de leur conscience. Mais cette voix était-elle vraiment celle de Dieu ? N’était-elle pas plutôt la voix distillée par la société moralisante de l’époque, qui conduisait soit à la bonne conscience des satisfaits, soit à la mauvaise conscience de ceux qui étaient chargés d’une lourde culpabilité.
4. Une conscience à libérer
L’enseignement de la Réforme est tout autre. Il est libérateur, révolutionnaire même. Non, dit Luther, en bon lecteur de l’apôtre Paul, notre conscience n’est pas la pure voix de Dieu en nous. Au contraire, telle qu’elle est, à l’état brut, elle sert à notre autojustification. Soit qu’elle nous appelle à suivre les commandements de Dieu, soit qu’elle se retourne contre nous pour nous accuser de nos fautes, en se fondant sur la loi divine, notre conscience fonctionne selon la logique des mérites, des œuvres. Avec elle, nous cherchons sans doute à faire le bien, mais c’est surtout pour nous disculper, nous justifier par rapport à Dieu et aux autres. L’homme est ainsi fait que depuis toujours il a soif de se faire reconnaître, et son débat de conscience est entaché par ce désir fondamental d’auto-construction humaine. A l’opposé, Luther proclame la justification par la grâce de Dieu, par le moyen de la foi. Le pardon qui nous rétablit, qui nous libère est premier. C’est la croix du Christ qui marque notre justification, notre vraie reconnaissance. Et c’est parce que notre vie est parcourue du souffle de l’Esprit que notre conscience peut revenir à son travail propre : nous aider à faire l’adéquation entre ce que la foi nous donne à penser et ce qui est à faire; être un agent de liaison entre nos valeurs de base et notre action.
5. Le travail de la conscience
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » écrivait Rabelais. Je ne peux qu’insister : autant une hypertrophie de la conscience peut être étouffante et nous faire glisser dans l’hypocrisie et une culpabilité maladive, autant un oubli du travail de la conscience en nous fait de nous des jouets des forces sociales. J’ai l’impression qu’aujourd’hui, au lieu de faire délibérer sa conscience, on pianote sur son portable. Au lieu de penser profondément à un problème et à ses enjeux, on regarde sur Internet. Au lieu de mettre en balance le pour et le contre, le bien et le mal, on sort son porte-monnaie, on achète, on essaie, puis on jette. On ne peut pas dire que le règne du consumérisme et du profit portés à leur maximum exprime un intérêt pour la conscience. Pour éviter de devenir esclaves de ces tendances très égocentriques et inhumaines, il nous faut à nouveau porter notre attention sur l’œuvre cachée, mais puissante, de notre conscience. Cette tâche n’est sans doute pas complètement délaissée, mais admettons quand même que nous sommes victimes de slogans, d’un déballage de recettes dont seule la conscience peut nous faire émerger. En tant que chrétiens, en tout cas, le travail de comparaison critique, de jugement, et finalement de décision et de détermination de notre conscience est requise. Une conscience guérie, redressée par la foi. Pour qu’au milieu de ce monde, il n’y ait pas seulement des techniciens, mais aussi, selon la définition biblique, des hommes du « cœur ».
Donné à Éclépens le 20.08.2006
René Blanchet