APOCALYPSE NOW !

Lectures : II Thessaloniciens 2,1-8 ; Marc 13,5-10

1. Fin de monde…

Nous savons que les premiers chrétiens attendaient le retour imminent du Christ, le Messie, et avec sa venue la fin de ce monde. Cet espoir a été déçu, et tant dans l’évangile de Marc que dans ce texte étrange de la 2ème lettre aux Thessaloniciens que vous avez entendus, on avertit le lecteur de ne pas se laisser prendre par cette « pathologie de l’espérance » qui imagine que cela arrivera demain… C’est pendant des temps troublés, dans des situations de guerres, accompagnées de toutes leurs cruautés, qu’est né en milieu juif ce type de récits apocalyptiques et de fin du monde. Il est compréhensible que dans le malheur, dans la défaite et la soumission, on espère une intervention radicale de Dieu. Et l’échec de Jésus, à vues humaines, appelait aussi chez les chrétiens l’espoir d’un retournement de situation.

Présentement, nous vivons une période tout aussi troublée et brutale ; nous envisageons même la destruction de la vie sur notre planète. Alors, on rêve de s’exporter dans d’autres mondes et on prépare techniquement cet exode. C’est notre apocalyptique contemporaine, qui s’exprime dans des films, des romans, dans des projets scientifiques !

2. Pas encore !

Mais la parole biblique dit : « pas encore ! » La perspective d’une fin demeure, mais elle est retardée, dans la mesure où, pour Dieu, « mille ans sont comme un jour ». Dans cette 2ème lettre aux Thessaloniciens, écrite non par Paul, mais par un disciple de l’apôtre, texte étrange, il nous est dit que quelque chose ou quelqu’un retient le temps. Qui le retient jusqu’à un affrontement final, où le bien et le mal, Dieu et l’Impie lutteront l’un contre l’autre, à visage découvert, en quelque sorte. L’Impie, c’est l’homme qui veut se faire Dieu,qui veut « s’asseoir dans le Temple de Dieu ». L’auteur de la lettre n’a pas besoin de rappeler ce que tout le monde savait à l’époque : qu’Alexandre le Grand avait fixé son aigle au fronton du Temple de Jérusalem, qu’en 168 avant J.-C. le roi Antiochus Épiphane y avait introduit un autel et la statue de Zeus, et que, plus tard, l’empereur Caligula avait essayé d’y installer sa propre image. La prétention humaine portée à son comble, avant que ne vienne la fin ou plutôt le Règne de Dieu.

3. Ambiguïté et contradiction

En attendant, c’est dans une histoire qui dure que l’Église est destinée à vivre et à agir. Nous sommes immergés dans l’histoire, cette réalité plurielle et ambiguë, où le mal et le bien se mêlent, avec des contours difficiles à déterminer ; où Dieu et le Christ paraissent absents et où nous devons tenir par la foi. Notre monde est contradictoire : c’est un monde de l’ordre et de la nécessité : les sciences ont mis en évidence comment des lois naturelles régissent tous ses éléments, depuis les particules atomiques jusqu’au mouvement de la nature, jusqu’aux humains que nous sommes, et à nos sociétés. Cependant, notre monde est également celui du hasard, de la contingence : des événements arrivent de manière imprévue, frappent les uns, avantagent les autres, sans raison à nos yeux, à l’encontre de tous nos principes de justice et de morale. Ce monde est aussi celui de l’absurde, comme le montre l’actualité : d’un côté on tue, on viole, on torture, on massacre, on détruit, on provoque des famines, on déclenche le déplacement de millions de personnes, des groupes d’intérêts puissants accaparent impunément ; d’un autre côté, des centaines d’ONG s’activent pour réparer les dégâts, pour distribuer de la nourriture, pour soigner les blessés, les malades, pour s’occuper des pauvres : est-ce vraiment le comportement qu’on attend d’êtres qui ne cessent de se prévaloir de leur raison ?

4. Penser la fin

Le cours douloureux de l’histoire explique bien l’attente apocalyptique des premiers chrétiens. Le philosophe Emmanuel Kant écrivait que nous ne pouvons pas nous empêcher de penser la fin de l’histoire, plus précisément sa finalité, son sens. Quand, devant tel malheur, nous pensons :« Cela n’aurait pas dû arriver », nous nous référons un ordre intérieur de notre mental, à une exigence de notre raison qui aimerait que se déroule un autre cours des choses. Nous ne sommes pas si différents des juifs et des premiers chrétiens dans leur attente de la fin du monde et de son renouvellement. En effet, avec la découverte récente de l’évolution cosmique, nous savons que l’univers a un commencement et une fin. Cette évolution générale encadre l’évolution organique des êtres vivants, l’évolution des cultures, l’évolution du christianisme lui-même. Nous appréhendons toute chose comme le développement d’une histoire, y compris celle de notre vie personnelle, et nous aimerions bien que cette histoire, chaotique, finisse bien.

5. Vivre dans l’entre-deux

Mais la question immédiate qui se pose à nous en tant que chrétiens est : comment vivre ce temps de l’entre-deux ? Ce temps fait d’obscurité et de lumière, qui semble donner raison à la vision manichéenne de deux divinités luttant l’une contre l’autre, un Dieu de lumière contre un démon de l’ombre, Dieu contre Satan. Ce n’est pourtant pas notre perspective, car nous sommes convaincus que Celui qui a créé le monde est aussi celui qui le maintient en vie et le guide vers son accomplissement. Mais la Providence de Dieu est si discrète, si cachée… Alors que selon la tendance générale que nous constatons aujourd’hui un peu partout, on aimerait plutôt un leadership fort et bien visible : Make le Royaume de Dieu Great Again ! Notre conviction est fragile, extra-ordinaire. De fait, malgré nos limites, Dieu compte énormément sur nous, notre liberté, notre volonté, notre autonomie, notre intelligence. Il compte sur notre pouvoir de décision. Sur notre capacité spirituelle à déchiffrer dans les événements, dans les rencontres, dans les paroles échangées, des signes de sa présence, qui nous encouragent, des signes de son action qui nous stimulent, de son intention, qui nous orientent. Oui, l’histoire est en gestation, en ébullition, en évolution, et nous avec elle. Le progrès technique de notre époque est extraordinaire, et il pourrait être un outil très efficace. Mais le moins qu’on puisse dire, et que ce progrès ne se double pas d’un progrès moral…

C’est pourquoi nous devons être ouverts à tout don que nous recevons de Dieu, sous ses diverses formes. Nous devons nous garder d’être subjugués et submergés par la puissance du mal. Ne pas sombrer dans le cynisme, le matérialisme, le désespoir ou la rage ambiante. La Parole biblique continue de ce fait à jouer un rôle capital : en faisant des rapprochements, des parallèles entre ce que nous voyons arriver et la Parole biblique, nous inventons des paraboles actuelles qui nous servent de guides. L’apôtre Paul écrivait qu’au sein des ténèbres, nous appartenions à la lumière, et donc que nous avions à marcher en enfants de lumière. Au milieu des obstacles et des contradictions, garder le cap , soit rester tendus vers une destination, vers une fin qui est un accomplissement. Nous serons alors dans le prolongement de l’espérance des premiers chrétiens qui attendaient le retour du Christ. Pour nous, comme pour eux, le Christ est l’humanité de Dieu, : l’humanité de Dieu, le seul salut, le seul bien, la seule finalité qui peut nous satisfaire.

Donné à Cossonay, le 19 novembre 2023
René Blanchet