QUEL SENS DONNER À LA CROIX ?
I. La logique sacrificielle
Lectures : Marc 9, 30-32 ; 1 Pierre 2, 21-25.
1. Echec et non-sens ?
Quel sens particulier peut avoir la mort de Jésus pour nous, alors que nous entendons parler de morts épouvantables à journées faites, que ce soit celles des victimes des bombardements en Syrie ou celles des migrants qui se noient en Méditerranée ?
La croix de Jésus n’acquiert sa signification pour nous que parce qu’elle est liée à toute sa vie, à sa prédication et à ses actions, dans le cadre du judaïsme de son temps. Entre son message annonçant la proximité du Royaume, l’amour inconditionnel de Dieu, et sa condamnation à mort, il y a une contradiction qui a été insupportable pour ses contemporains. Par eux et surtout par les disciples, la Croix a d’abord été reçue comme un échec, une malédiction. Comment Dieu a-t-il pu laisser faire une chose pareille ? C’est la même question que, bien des siècles plus tard, les Juifs se sont posées à propos d’Auschwitz : Dieu a-t-il rejeté son peuple élu ? Pourquoi a-t-il permis un tel supplice ?
2. A la recherche d’indices dans l’Écriture
Pour comprendre l’incompréhensible, les disciples ont cherché dans l’Écriture des textes ou des figures qui pouvaient les aider. Et ils ont trouvé de nombreux indices dans les psaumes et dans les prophètes, mais surtout, en Ésaïe 53, la figure du Serviteur souffrant, qui donne sa vie pour son peuple et qui est sacrifié comme un agneau sans défense. N’est-ce pas ce qui est arrivé à Jésus ? Ne fallait-il pas qu’il en soit ainsi, dit Jésus aux deux disciples sur le chemin d’Emmaüs ? Cette espèce de nécessité conduisant à la Croix transparaît dans les trois annonces de la Passion que rapportent les évangélistes. Comme s’il y avait une logique spirituelle, supérieure, qui menait à cette Croix, (que, par ailleurs, l’on pourrait parfaitement comprendre comme un tragique accident, sans plus).
3. Les images du Nouveau Testament
Le sacrifice, la substitution et l’expiation sontles premiers traits qui caractérisent cette logique de la Croix, vue par les premiers chrétiens. De même que l’agneau choisi était sacrifié pour le péché, ainsi Jésus a donné sa vie en sacrifice pour le péché du monde. De même que l’agneau – ou également le bouc émissaire expédié dans le désert -, représentait le peuple, ainsi Jésus nous représentait : il est mort pour nos péchés et il est mort à notre place. Ainsi nos péchés sont expiés, c’est-à-dire que Jésus a subi la punition qui nous revenait. On rencontre aussi fréquemment une autre image dans le Nouveau Testament : le Christ a été pour nous la rançon payée pour notre libération, c’est l’idée du rachat d’un esclave ou d’un prisonnier, de la rédemption.
Cette triple interprétation a traversé les siècles jusqu’à aujourd’hui, et les croyants comme les incroyants en sont encore profondément imprégnés. Alors qu’au départ, le sacrifice, la substitution, le rachat, ne sont que des figures explicatives, des analogies, elles se sont combinées ensemble pour devenir, au Moyen-âge, un véritable système. St-Anselme, au 11è s, en a été l’architecte. Il explique, dans son traité Cur Deus homo, qu’étant pécheurs, les hommes ont une dette à payer à l’égard de Dieu. Or, ils en sont incapables. Il fallait donc que Dieu envoie le Christ, Dieu-homme, pour subir à leur place le juste châtiment qu’ils méritent, et qu’il meure à leur place. Ainsi, Dieu obtient satisfaction de sa dette.
4. Un Dieu pervers ?
Nous pouvons nous demander pourquoi cette manière de comprendre la Croix a tenu si longtemps et tient encore dans l’esprit de beaucoup de gens. Car elle fait de Dieu un être sadique et pervers. Je pense que cela n’est pas dû à l’argumentaire biblique seulement, mais à de profondes raisons psychologiques. Le philosophe René Girard montre le profond besoin humain de trouver au mal qui sévit dans une société un responsable, un coupable, afin de pouvoir se décharger sur lui de la violence emmagasinée. Une fois le coupable puni, la vengeance assouvie, la société se trouve apaisée, pensant que le mal est éliminé. N’est-ce pas ainsi que fonctionne la justice ? Cela ne correspond-il pas étroitement à nos sentiments ? Jésus, pourtant innocent, a concentré sur lui la violence mimétique, comme l’appelle Girard, et tout le monde est rassuré. (Mais par là, dit Girard, il a rendu le mécanisme visible et l’a discrédité pour toujours).
La seconde raison psychologique favorisant le sens sacrificiel de la Croix est sans doute le profond sentiment de culpabilité que nourrissent les humains et dont ils n’arrivent pas à se débarrasser. Que le Christ, sur la Croix, prenne sur lui toutes nos fautes et les expie, a un effet libérateur.
Malgré son succès, l’explication sacrificielle n’est pas vraiment admissible. Elle fait jouer à Dieu un très mauvais rôle de metteur en scène cruel ; et le sacrifice, en tant que rite religieux nous est devenu complètement étranger. Il nous faut trouver un autre sens à la Croix. Et étonnamment, c’est l’apôtre Paul qui va nous donner le marche-pied pour entrer dans une vision plus actuelle.
II. Quel sens donner à la croix ?
Lectures : 1 Corinthiens 1, 21-25 ; 2 Corinthiens 5, 18-20.
5. Une révolution
Les dernières révolutions qui ont eu lieu dans le monde – le printemps arabe – ont toutes raté. Mais nous en avons connu une qui a eu du succès et de grandes conséquences, c’est Mai 68. Mai 68 a été une révolution qui a changé les rapports sociaux. Or, l’apôtre Paul, dans sa 1ère aux Corinthiens, envisage précisément la Croix du Christ comme une révolution. Elle a été le lieu d’un jugement de Dieu, d’un renversement de valeurs : en condamnant Jésus, la sagesse des hommes s’est révélée folle et vaine ; et la faiblesse et la folie de Dieu, manifestées par l’échec de son entreprise, sont en réalité, pour les croyants, une démonstration de puissance, de sagesse et de justice. La résurrection est ce nouveau regard sur la Croix, qui découvre en elle le changement de valeurs : la vie qui surgit de la mort, la force dans la faiblesse de l’amour et du don, la délivrance au lieu de la malédiction. Le sens de la Croix, c’est de nous faire regarder tout à l’envers : donner de la valeur aux faibles et aux pauvres, douter de la puissance et de la richesse ; et donner crédit à au Dieu caché, qui semble impuissant, à sa sagesse incompréhensible qui paraît folie aux yeux des hommes. La Croix devient l’outil critique des chrétiens mettant en question le monde et ses prétentions.
6. La réconciliation
Cette interprétation, à proprement parler révolutionnaire, pourrait paraître uniquement négative et contestataire. Mais Paul, dans sa 2ème aux Corinthiens, précise l’objectif : le Christ n’est pas venu sur terre pour mourir, mais pour réconcilier les hommes avec Dieu, et toute sa vie de prophète et de sage itinérant y a contribué. La réconciliation, pour que nous puissions retrouver Dieu, en nous retrouvant nous-mêmes, ayant fait la paix avec notre passé (le pardon) et vivant le présent non comme une fatalité, mais dans l’espérance. Dans cette perspective, la Croix du Christ n’est pas une fin, mais une ouverture. (Le tombeau, symboliquement, n’est pas resté fermé, il a été ouvert).
7. Vie nouvelle
Pour les historiens, la Croix n’est qu’un pur accident : Jésus a été imprudent et, jugé dangereux, a été exécuté par les Romains. Elle n’est en tout cas pas à nos yeux de modernes un sacrifice – au sens rituel – et encore moins un élément qui puisse entrer dans une comptabilité des fautes.
Mais pour les chrétiens, la Croix illustre l’engagement du Christ face au mal et à la fermeture des humains, son pari risqué de l’espérance en plein milieu de l’incrédulité et de l’hostilité. La Croix est donc une porte qui nous ouvre à la réconciliation, à l’Être nouveau (Paul Tillich), ou à la vie nouvelle. Elle ouvre un chemin que nous sommes invités à suivre, dans l’imprévisible et dans la confiance, jusqu’au terme de notre existence. La Croix exprime la radicalité de l’amour de Dieu, qui était en Christ, la radicalité du don que Jésus a fait de sa vie offerte. C’est sa vertu exemplaire. Porter sa croix ne veut rien dire d’autre pour nous qu’affronter l’existence avec courage, dans le même esprit d’amour et de foi que le Christ, en vue de la réconciliation ; et en nous souvenant que l’échelle des valeurs du monde a été renversée.
Donné à Cossonay, le 25.02.2018
René Blanchet