NEUROSCIENCES ET SUBJECTIVITÉ HUMAINE

Lectures : Sagesse 9,13-18 ; 1 Cor 2, 11-16 ; Jean 3, 1-8

1. A la découverte du cerveau humain

J’entendais récemment à la radio qu’un robot à figure humaine accueillait maintenant les voyageurs à l’aéroport de Cointrin. Il suffit, paraît-il, de sélectionner un bouton fixé sur sa poitrine et d’appuyer, pour qu’il se mette en marche et guide le voyageur jusqu’à l’endroit qu’il demande, un guichet, une cabine de téléphone ou les toilettes. Il y a de quoi s’émerveiller… mais peut-être aussi de s’inquiéter. De la forte tendance à toujours plus identifier l’homme à une machine, l’humain à l’inhumain.

En particulier, l’habitude est prise de considérer le cerveau humain comme une espèce d’ordinateur perfectionné. En témoignent les deux programmes internationaux dont l’EPFL1 a obtenu la direction générale. Ils consistent, pour l’un, à connecter des centaines d’ordinateurs susceptibles de créer une espèce de cerveau géant ; pour l’autre, à simuler, toujours sur ordinateurs, les fonctions neuronales qu’on a découvertes et qu’on compte découvrir encore. C’est évidemment enthousiasmant !

2. Qu’est-ce que l’homme… ?

Mais l’homme a-t-il été créé à l’image de Dieu, comme dit la Bible, ou à l’image d’un ordinateur ? Est-il un être libre, conscient, spirituel, responsable, ou peut-on le réduire à un mécanisme, certes complexe, subtil, mais finalement assimilable à une machine ? Comment devons-nous nous considérer nous-mêmes ? La réponse ne va pas de soi, si nous ne voulons pas répéter certaines conceptions de l’homme trop faciles qui nous viennent du passé. Ainsi, pendant des siècles, on a considéré l’homme comme un composé duel de corps et d’âme (ou d’esprit ou de conscience). On sait que le philosophe Descartes appelait le corps, la substance étendue, – c’est-à-dire quelque chose de matériel qui occupait de l’espace, et il nommait l’esprit substance pensante, soit quelque chose d’immatériel. Pour lui, le corps était assimilable à une machine, tandis que l’esprit, ou la conscience, était d’ordre spirituel, capable de penser Dieu. Ce partage radical entre le corps, sensitif, et l’âme, pensante, où il est évident que le mental domine et commande le physique, correspond encore à l’intime conviction que nous en avons, la plupart d’entre nous.

3. L’intrication

Pourtant les neurosciences, qui sont en plein développement, avec leurs recherches sur le cerveau, avec ses ramifications neuronales qui parcourent notre corps, viennent détruire la simplicité de notre tableau. Permettez-moi de vous rappeler quelques exemples classiques d’observations et d’expériences dérangeantes, qui semblent montrer que la vie mentale dépend fortement, au contraire, de la nature physique. Il y a d’abord eu les observations déjà anciennes de l’altération des comportements de personnes qui avaient des lésions ou des tumeurs au cerveau : tout d’un coup, un homme doux et tranquille était devenu violent et irascible ; un autre, qui menait une vie tout à fait morale, était devenu, suite à une tumeur, un obsédé sexuel. Et voilà qu’une fois opéré, son comportement redevient parfaitement normal. On a établi une carte relativement détaillée des régions du cerveau que l’on peut stimuler pour obtenir, dans une relation de cause à effet, des sensations, des images mentales, des gestes, des désirs. Chez certains sujets, on obtient même des sensations de délocalisations ou de dédoublement de soi. Toutes expériences qui montrent que la séparation radicale que Descartes avait voulu établir entre le corps et la conscience (son schéma dualiste) était erronée, puisqu’au contraire leur interaction est étroite.

Mais ici, j’aimerais faire référence à certaines expériences qui ont été faites dans le domaine religieux. En effet, on a fait depuis longtemps certaines observations troublantes, sur des individus souffrant de lésions au cerveau ou de certaines formes de schizophrénie, et que leur maladie avait poussé dans des états mystiques, dans des scrupules religieux extrêmes, dans la folie religieuse. On a aussi fait de l’expérimentation, notamment en observant les influx électriques qui circulaient dans le cerveau de moines et autres religieux en prière ou en méditation. Il apparaît que des zones spécifiques de leur cerveau sont activées, et même que des substances chimiques particulières seraient libérées, ce qui a fait dire à certains journalistes que nous, les humains, nous serions programmés pour croire en Dieu.

4. Contre le réductionnisme

La conséquence de ces recherches neuroscientifiques est donc que notre activité spirituelle est étroitement connectée à notre infrastructure neuronale et en dépend. Mais comment et dans quelle mesure ? Est-ce que notre pensée et notre foi ne seraient qu’un pur produit de l’agitation de nos cellules nerveuses ? Qu’en est-il alors de la liberté de notre conscience, de notre responsabilité ? C’est là que l’on quitte la stricte réalité scientifique et que l’on entre dans la philosophie ou l’idéologie. D’un côté, nous trouvons des scientifiques positivistes, matérialistes, qui veulent réduire toute l’activité mentale, et à plus forte raison la religion, à la mécanique physique et neuronale. Ainsi, par exemple, le découvreur de l’ADN, le prix Nobel Francis Crick qui écrivait : Vous, vos joies et vos peines, vos souvenirs et vos ambitions, le sens que vous avez de votre identité, et de votre libre-arbitre, ne sont rien de plus que le comportement d’un vaste assemblage de cellules nerveuses et des molécules qui y sont associées. Ce « rien de plus que » est la marque de la position qu’on appelle le réductionnisme, parce qu’il veut réduire toute activité mentale au physique auquel il est corrélé. Du coup, toute activité mentale, la religion et même toute la culture perdent leur sens, puisqu’elles ne seraient rien que… Il me semble que la plupart des scientifiques ont la sagesse de comprendre que nous ne sommes pas seulement les hommes d’un corps et d’un cerveau, mais que nous sommes aussi des hommes de la culture, que l’agitation de cellules ne sauraient expliquer, et qui possède sa dimension et ses règles propres de développement. Et les autres, philosophes, théologiens et hommes de bon sens, nous devrions être suffisamment ouverts pour reconnaître que, malgré notre expérience subjective, nous sommes fondamentalement incarnés, que nous venons de « Adamah », la terre, et que mêmes nos prières les plus spirituelles sont conditionnées par la matière.

5. La valeur de l’expérience subjective et spirituelle

Paradoxalement, il se trouve que la Bible, qui a été écrite dans un milieu où la science était à un niveau proche de zéro, avait raison de voir l’être humain comme une unité, sous divers aspects : le corps, compris comme relation au monde physique, le souffle ou respiration, comme manifestation de vie individuelle, l’esprit comme expression de la vie intellectuelle et morale et comme ouverture vers l’Esprit de Dieu. Qui donc parmi les hommes connaît ce qui est dans l’homme, sinon l’esprit de l’homme qui est en lui? écrivait Paul. De même, ce qui est en Dieu, personne ne le connaît, sinon l’Esprit de Dieu. Pour nous, nous n’avons pas reçu l’esprit du monde, mais l’Esprit qui vient de Dieu, afin que nous connaissions les dons de la grâce de Dieu. Nous voyons sous la plume de Paul, une magnifique affirmation de l’expérience subjective, non seulement psychologique, mais spirituelle. L’homme est capable de s’observer lui-même, d’avoir donc sur lui-même une certaine maîtrise, et avec l’aide de l’Esprit de Dieu, l’esprit humain a la capacité de saisir ce qui vient de Dieu, ce que nous appelons sa Parole. L’homme, un être fini, capable d’infini, disaient les Pères de l’Église. J’estime que nous devons garder confiance dans la valeur de l’expérience subjective. Sans elle, d’ailleurs, toutes les sciences s’écroulent : s’il n’y a plus de « je », de sujet, qui puisse s’affirmer, il n’y a plus non plus d’objet pour lui faire face. Il faut donc résister à l’esprit « robot » : à cette fascination pour la magie technique que nous observons, et au sentiment de puissance qui l’accompagne ; résister à ce goût pour l’impersonnel, l’irresponsabilité, l’enfantin ; parce que les enfants, grâce à leurs jouets, apprennent à devenir des adultes, mais les adultes, avec leurs gadgets, régressent au niveau de l’enfant. Et cela se produit à l’échelle mondiale !

6. Vivre en unité

Réaffirmer l’expérience subjective ne veut pas dire nier l’importance du corps et de ses mécanismes. Mais, c’est affirmer que nos possibilités vont plus loin que ce que le déterminisme scientifique peut établir. Ainsi, en dépit de tous les déterminismes, nous éprouvons des sentiments de liberté et de responsabilité. Nous n’arriverons jamais à le démontrer, mais c’est là-dessus que notre civilisation fait fond, et abandonner cette conviction reviendrait à nous réduire à l’état de machines. Cependant, en tant que chrétiens, nous expérimentons une autre dimension encore, la relation avec Dieu. Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit, dit Jésus. Ne t’étonne pas si je t’ai dit : Il vous faut naître d’en haut. Même si nous sommes effectivement et pour une bonne part des machines très sophistiquées, gardons notre fierté à cause de ce partenariat avec l’Esprit saint qui nous élève au cœur de toute la création. Nous sommes corps et en même temps nous sommes esprit. En traduction latine, on a introduit le mot  anima, qui a donné « âme » en français, et qu’on n’ose plus guère employer, tellement il a été l’objet de spéculations. Nous pouvons encore l’utiliser en disant, non pas que nous avons un corps et une âme, mais que nous sommes, indissolublement, un corps et une âme. Nous sommes donc invités à vivre cette unité de manière conséquente, en refusant de considérer l’un sans l’autre, ou en imaginant vouloir résoudre les problèmes de l’un sans tenir compte de l’autre. En constatant tous les soins et l’argent consentis aujourd’hui à notre interface « corps », je voudrais que notre interface « âme » soit un peu moins oubliée. Car c’est de tout notre être, qu’avec le psalmiste, nous crions : Ô Dieu, mon âme a soif de toi ! et aussi Bénis le Seigneur, mon âme, et n’oublie aucun de ses bienfaits.

1 EPFL : École Polytechnique Fédérale Universitaire de Lausanne

Donné à Cossonay le 14.07. 2013

René Blanchet