LES ADVERSAIRES NE SONT PAS TOUS DES ENNEMIS !

LES ADVERSAIRES NE SONT PAS TOUS DES ENNEMIS

Lectures : Genèse 50, 15-21 ; 1 Corinthiens 16, 5-9 ; Luc 6,27-35

1. L’apôtre Paul et ses adversaires

Au cours de ma lecture biblique quotidienne, je suis tombé sur un passage de l’apôtre Paul qui m’a amusé. Il écrit : Je resterai à Éphèse jusqu’à la Pentecôte, car une porte s’y est ouverte toute grande à mon activité, et les adversaires sont nombreux !Qu’est-ce que Paul veut insinuer avec cette remarque : et les adversaires sont nombreux ? Serait-il un apôtre tellement agressif qu’il chercherait la bagarre, considérant la présence d’adversaires comme une raison supplémentaire pour poursuivre son activité à Éphèse ? Dans d’autres traductions, nous lisons : bien que les adversaires soient nombreux. Cela voudrait dire que Paul craint la présence de nombreux adversaires, mais montre cependant assez de courage pour poursuivre sa mission. A mon avis, la première traduction colle plus au texte : Paul apprécie positivement la présence d’adversaires : s’affronter avec eux lui semble faire partie de sa mission ! J’aimerais partager avec vous les réflexions qu’a suscité en moi cette prise de position.

Qui sont donc les adversaires de Paul ? Ce sont prioritairement ses coreligionnaires juifs ; parce que l’apôtre intervient d’abord dans leurs milieux et dans les synagogues. La rupture entre chrétiens et juifs n’est pas encore accomplie à son époque, les chrétiens sont encore considérés comme un mouvement interne au judaïsme. Les adversaires païens ne viennent qu’en seconde ligne, dans la mesure où ils considèrent les chrétiens comme les propagateurs d’une superstition, c’est-à-dire une croyance qui sort du cadre légal romain et qui met la cité en danger.

Est-ce que dans notre travail paroissial, dans la mission que nous accomplissons au nom du Christ, nous avons aussi l’occasion d’affronter des adversaires ? Et si nous n’avons pas conscience d’en avoir, est-ce un bien ou un mal ?

2. Ne confondons pas l’adversaire et l’ennemi !

Avant d’approfondir cette question, il faut que nous établissions une distinction entre ennemis et adversaires. Un ennemi (inimicus) est quelqu’un d’hostile. Il y a de son côté une opposition et même une fermeture radicales. Entre lui et nous, il y a un fossé ou un mur. Avoir un ennemi nous empêche de dormir ; car nous nous demandons ce qu’il va entreprendre contre nous. Mais nous culpabilisons aussi face à lui, nous demandant quel tort nous avons pu lui causer, nous faisant du souci pour ne pas élargir le fossé qui nous sépare. Comment sortir de cette situation bloquée ?

Par contre, un adversaire (adversus, celui qui est dans le camp opposé) est un opposant tactique. Il n’est pas hostile à ma personne, mais il conteste l’un ou l’autre des points que je défends. L’adversaire invite à la discussion, au dialogue. Même si nos positions peuvent rester finalement incompatibles, l’adversaire manifeste de l’intérêt pour le problème en jeu, il me pose des questions, il m’oblige à préciser, à approfondir mon point de vue, il peut m’en faire changer. L’adversaire m’apprend quelque chose. Nous avons besoin d’adversaires ; c’est donc une grave erreur que de confondre sans autre nos adversaires avec des ennemis, même si ce n’est pas facile de l’éviter !

Les évènements tragiques de l’actualité nous montrent comment des sunnites et des chiites, pourtant coreligionnaires, se considèrent comme des ennemis et se battent à mort les uns contre les autres. Ils pourraient se contenter d’être des adversaires qui se respectent, comme cela a existé et existe encore dans certaines régions. Du côté chrétien, le mouvement œcuménique nous permet heureusement de considérer les catholiques et autres confessions comme des adversaires, alors que quelques siècles auparavant, protestants et catholiques s’affrontaient en tant qu’ennemis dans des guerres de religions.

3. La chance d’avoir des adversaires

La question que je désire soulever est de savoir si, aujourd’hui, notre Église a, ou même mérite, d’avoir des adversaires. Nous avons la chance de vivre en paix, le canton nous accordé un statut et un financement ; d’une manière générale, non seulement on nous tolère, mais on nous apprécie. La tentation est proche, à cause de cela même. Elle peut prendre au moins trois formes, qui nous évitent d’avoir des adversaires. La première découle justement de l’appréciation trop favorable que nous pouvons avoir de notre société démocratique. Notre Église pourrait se contenter d’apporter à cette société humaniste la caution métaphysique et spirituelle qui lui manque, tout en restant neutre à son égard. Ne la critiquant pas, l’Église n’aura pas d’adversaires. Ou au contraire, touchés par les dégâts psychiques et spirituels que commet cette société matérialiste, alertés par les clivages injustes engendrés par la domination du tout-à-l’économie, les chrétiens se concentrent sur les blessés à guérir, les brèches à colmater, les marginaux et les laissés-pour-compte à aider. Mais sans rien dire ! Elle n’aura pas d’adversaires. Troisième tentation considérée : L’Église est une communauté ; elle pourrait donc vivre en communauté fermée, avec un Évangile fonctionnant comme une charte interne. Dans ce cas de figure, les adversaires existent, mais ils restent en dehors !

Je me dis que si nous ne prenons pas en compte les adversaires, si, par peur, nous ne nous confrontons pas à eux, si nous restons muets, nous risquons, en tant qu’Église, en tant que paroisse, d’avancer sur de fausses pistes, qui ne correspondent pas au contenu de l’Évangile. Notre politique pastorale sera mal orientée. Finalement, l’apôtre Paul n’avait-il pas de la chance d’avoir de nombreux adversaires ? Et notre malchance n’est-elle pas d’avoir affaire à des quantités d’indifférents ? Avec des indifférents, c’est clair, on ne peut aller bien loin. Cependant, n’y a-t-il pas parmi ceux que nous croyons indifférents, des adversaires potentiels ? Et notre tâche ne serait-elle pas de discerner chez ceux que nous estimons indifférents les adversaires dont nous avons besoin ? Il ne s’agit pas d’en venir aux mains, il ne s’agit pas d’inventer des conflits artificiels, il ne s’agit surtout pas d’échafauder des stratégies agressives. Mais il s’agit d’écouter et de poser des questions, de nous sentir impliqués, de nous confronter ensemble, nos adversaires et nous, à la parole du Seigneur. Comme chrétiens, nous sommes formés par le récit évangélique ; ce récit nous place devant Dieu, dans la création, en tant que bénéficiaires de sa grâce et de son amour, adressés au Christ qui s’est donné pour nous, responsables du monde dans la liberté qu’il nous acquise. D’autres personnes sont formées par d’autres récits, ou elles le comprennent différemment. Il s’agit de confronter les récits qui nous forment, de leur poser des questions, en référence à la Parole de Dieu. Notre but n’est pas de rallier les adversaires à notre point de vue, de les enfermer dans notre propre récit ; mais, dans le dialogue, nous modifions conjointement nos récits et nous approchons ensemble du Dieu qui nous parle. Les adversaires nous permettent de sortir de notre tour d’ivoire.

4. Transformer nos ennemis en adversaires

Dans le Sermon sur la Montagne, – plus exactement le Sermon dans la plaine, dans la version de Luc, Jésus nous demande d’aimer nos ennemis ; à plus forte raison devrons-nous aimer nos adversaires ! Aimer ses ennemis, c’est la distinction chrétienne. Jésus nous fait sortir d’un simple système de réciprocité, œil pour œil, ou argent pour argent ! De même que Dieu nous aime à l’excès, par-delà notre foi et nos œuvres insuffisantes, par-dessus ce que nous valons, de même qu’il aime nos ennemis, ainsi devons-nous faire. Il s’avère que même avec notre pire ennemi, nous avons un point commun : nous sommes l’objet de l’amour de Dieu, qui nous porte, qui nous supporte, qui nous fait avancer, qui nous appelle. Or, si nous avons ce point commun avec notre ennemi, c’est qu’au fond, il n’est que notre adversaire ! Un être auquel nous sommes appelés à nous confronter de manière positive.

Le secret de la conduite chrétienne et le secret de l’action pastorale de toute communauté, c’est l’amour. Regarder et accueillir chacun comme des amis. A l’image de ce que le Christ a fait pour ses disciples et pour nous. Nous n’y arrivons jamais, et il y a d’immenses obstacles, sans doute, mais c’est un objectif que nous devons-nous donner, selon le commandement de Dieu. Notre tâche consiste à nous en approcher de plus en plus, en pratiquant une sorte de pédagogie de l’amour. L’essentiel, je crois, est de travailler à ôter les murs, à combler les fossés qui ont été posés pour être infranchissables. Dans sa chair, il a détruit le mur de séparation : la haine, lisons-nous dans la lettre aux Éphésiens. C’est à l’opposé d’une politique sécuritaire prônant d’élever partout des barricades… En nous commandant d’aimer nos ennemis, Jésus nous invite à cette tâche concrète, réalisable dans le cadre familial, dans le milieu professionnel et en tous lieux de la société. Transformer les ennemis en adversaires, puis en amis. A cet égard, les amis peuvent aussi être des adversaires, étant pour nous des interlocuteurs critiques et bénéfiques !

Chers paroissiens, je vous souhaite ainsi beaucoup d’amis, pas d’ennemis, mais de nombreux adversaires, dans le sens que nous venons d’explorer.

Donné à Vallorbe le 26.10.2014

René Blanchet