L’ACCUSATION RÉCUSÉE

L’ACCUSATION RÉCUSÉEE
Lectures : Jérémie 20, 8-11 ; Colossiens 2, 12-17 ; Apocalypse 12, 10-12

1. Procédure d’accusation

Ma réflexion pour aujourd’hui a été déclenchée par cette phrase de la lettre aux Colossiens : Il a annulé le document accusateur… qui était contre nous, il l’a fait disparaître, il l’a cloué sur la croix. Je n’ai pas pu m’empêcher de mettre ce « document accusateur » en relation avec la recherche de preuves qui était en cours aux USA à l’encontre du président Trump, concernant sa campagne d’élection ; mais aussi avec ces innombrables investigations et procès qui sont menés dans le monde pour mettre en accusation des auteurs de corruptions, de détournements, de violences, voire de viols ou de de meurtres. Il m’est apparu que les hommes ne cessent de s’accuser mutuellement dans notre monde. Et ce n’est pas seulement le fait d’affaires qui sont relatées à la TV ou dans les journaux : il s’avère que tout un chacun, nous passons beaucoup de temps à accuser autrui, des particuliers, des institutions. C’est la faute des banques, des jeunes, de l’État… Il nous faut un bouc émissaire. Même dans notre Église, nous ne sommes pas épargnés par les accusations mutuelles : c’est la faute du Conseil synodal ; non, c’est celle des chefs d’offices; ou c’est l’autoritarisme des pasteurs… etc.

Il s’agit d’un mécanisme psychologique bien connu : en mettant la faute sur quelqu’un, on se sent exister, on gagne en prestige, on se sent supérieurs, on se place dans le camp des justes, on se dédouane de nos faiblesses devant le regard de nos amis. Accuser fait du bien ; en tout cas sur le moment, jusqu’à ce qu’il apparaisse, en creusant la question, que notre accusation était à moitié fausse, c’est-à-dire entachée de mensonge !

Quand, de plus, nous jetons un coup d’œil rétrospectif sur l’histoire, nous sommes carrément effrayés. Ce ne sont que manœuvres, fausses accusations et complots incessants qui émaillent la vie politique. L’Église n’est pas exempte de ce mal : il n’y a qu’à rappeler les méfaits de l’intolérance dogmatique, les traques de l’Inquisition, la pression séculaire exercée sur les gens à travers les doctrines sur le péché.

Il faut cependant dire aussi l’aspect positif de toutes ces accusations mutuelles : elles renvoient quand même souvent à des valeurs auxquelles nous croyons et que nous voulons défendre parce que nous les pensons menacées. Sans l’accusation, la société n’irait-elle pas à vau-l’eau ? Ne faut-il pas dénoncer le mensonge, l’injustice ? Accuser est une action délicate, mais n’est-ce pas manifester une certaine solidarité, montrer du souci pour les autres ? Notre société a raison de valoriser l’esprit critique et d’en faire un objectif de l’éducation. Elle montre ainsi qu’elle se préoccupe de vérité et de justice. Mais la frontière entre l’affirmation critique et l’accusation hostile est mince : passion et émotion font qu’on la traverse continuellement.

2. L’accusation et la défense

Si tout le monde est inquiet, aujourd’hui, à cause de la possibilité de détenir et de manipuler les données personnelles de chaque individu, c’est bien parce que des éléments extraits de ces données pourraient facilement devenir la base d’accusations et de coups de force à notre encontre. Il n’est pas agréable de vivre avec une épée de Damoclès suspendue au-dessus de nos têtes, dans un monde où chacun est suspecté.

Ce qu’il faut affirmer, en tout cas, c’est que l’accusation, en elle-même, ne guérit de rien et ne sauve pas. Ce n’est pas pour rien que, dans la Bible, Satan est nommé l’Accusateur, celui qui nous attaque devant Dieu. Au contraire, on appelle l’Esprit saint le Paraclet, c’est-à-dire le Défenseur, l’Avocat1. D’autre part, précisons que dans l’Écriture, Dieu n’est pas l’accusateur, mais le juge, celui qui rétablit la justice. Voilà qui est très important.

3. Le pardon, un tournant

C’est la Croix du Christ qui est le lieu où toute accusation est contestée. Non seulement contestée, mais annulée. Je reviens vers ce texte de Colossiens qui m’avait interpellé : « Il nous a pardonné toutes nos fautes, il a annulé le document qui nous accusait…, il l’a fait disparaître, il l’a cloué sur la croix ». Je trouve cette image du document accusateur éliminé, cloué sur la croix, avec le Christ, très suggestive. Elle décrit une action radicale, définitive. Autant Facebook, (et d’autres organisations), rechigne à effacer des données personnelles qu’il a captées, autant Dieu détruit toute preuve de nos transgressions de la loi. Dieu pardonne. Et c’est la Croix qui manifeste ce pardon : comme Jésus, nos fautes ont été clouées sur la croix, il les a prises sur lui, il les a prises avec lui, dans sa condamnation et dans la mort. C’est une image : elle veut dire que la crucifixion de Jésus, qui sonne comme un échec, est en réalité la réussite de sa mission ; elle signifie que nous avons obtenu le pardon, la justification.

Nous devons nous demander : pourquoi ? Pourquoi Dieu pardonne-t-il ? Y a-t-il beaucoup de pardon dans le monde ? Les hommes ont-ils l’habitude de pardonner, d’être miséricordieux ? Ne sont-ils pas convaincus, au contraire, qu’en éliminant les coupables, le monde sera meilleur ? A cause de ce dogme, ne sont-ils pas en train de se faire la guerre, continuellement ? Pourquoi Dieu pardonne-t-il ?
Les premiers chrétiens ont répondu ainsi à cette question : Dieu a voulu un tournant dont la Croix est le signe. Pour Dieu, pardonner ne veut pas dire seulement effacer, mais transformer. La Croix est une mort pour la vie. Dieu veut qu’étant morts, nous ressuscitions avec le Christ pour une vie nouvelle. C’est une grâce incompréhensible, c’est une bonne nouvelle, au sens le plus fort.

4. Libres et raisonnablement optimistes…

« Dès lors, que nul ne vous condamne pour des questions de nourriture ou de boisson, à propos d’une fête… », dit le texte. Il s’agit de vivre comme des êtres pardonnés, c’est-à-dire libres. La liberté est une notion difficile, que tout le monde revendique, et qui est interprétée de multiples façons. Pour notre part, nous sommes invités à comprendre cette liberté dans le sens que suggère notre texte biblique. Vivre libres n’y est pas présenté comme une revendication, mais comme un don acquis, dont nous devons apprendre à profiter. Quand l’auteur de notre lettre écrit que Dieu a « dépouillé les Autorités et les Pouvoirs, qu’il les a donnés publiquement en spectacle », il veut dire qu’il a ôté aux puissances qui nous dominent, aux machines institutionnelles qui prétendent nous régenter, le droit de nous intimider, de nous juger, quant à notre dignité. Il leur a enlevé leur aura, leur caractère sacré, dont elles se prévalaient pour nous empoisonner la vie, pour nous accuser. La croix de Jésus les a compromises. Nous ne devons pas en avoir peur. Nous pouvons et devons vivre en paix.

Vivre en paix, ne signifie évidemment pas devenir muets devant les injustices, mais consiste à éviter les condamnations péremptoires pour adopter en toutes circonstances des paroles constructives.
Vous avez certainement vu et entendu à la TV les propos de notre prix Nobel, Jacques Dubochet. Il a été fréquemment interviewé. Et dans ces entretiens, il a régulièrement affirmé son optimisme fondamental concernant la vie et l’humanité. Bien sûr, répète-t-il, il y a des malheurs et des catastrophes, des guerres, de multiples actes malveillants. Mais ils ne sont pas la majorité. Le fait est que les hommes ont toujours réussi à surmonter leurs difficultés, que la majorité d’entre eux recherchent le bien et coopèrent entre eux pour améliorer leur vie et la société. Il y a beaucoup de réels progrès, par exemple, un pourcentage de morts violentes par rapport à la population bien moindre aujourd’hui que dans les époques précédentes. Tout cela doit nous inciter à un optimisme raisonnable ; cette attitude est créative, capable de produire un supplément de bonheur, tandis que les lamentations et les dénégations n’apportent rien.

Voilà une philosophie simple et convaincante, du moins si l’on regarde les choses de loin et qu’on ne se met pas trop à la place de ceux qui souffrent. L’Évangile nous exhorte aussi à être optimistes et à nous libérer de nos inquiétudes, mais pour des raisons plus profondes. C’est notre conviction, certes paradoxale, que la croix du Christ manifeste une victoire : victoire sur le mal, sur les accusations de Satan, comme dit l’Apocalypse, victoire contre les prétentions de toutes ces puissances qui veulent nous réduire en esclavage. Tout cela a été cloué sur la croix. Et puisque nous fêtons la Trinité en ce dimanche, je puis dire qu’en vertu de la Trinité, à savoir l’unité d’action du Père, du Fils et du Saint-Esprit à notre égard, nous pouvons et nous devons vivre pleinement cette victoire dont Dieu désire que nous bénéficiions. Nous pouvons tourner la page, faire taire nos suspicions, nos peurs, être positifs tant à l’égard de nous-mêmes qu’à l’égard des autres, nous accueillir les uns les autres, être optimistes face à ce qui vient, nous réjouir enfin de la bonté infinie de Dieu.

Donné à Cossonay le 27.05.2018
René Blanchet

1 Cf. Ev. de Jean 16, 7ss