CHRÉTIENS ET DROITS HUMAINS (DH)

CHRÉTIENS ET DROITS HUMAINS(DH).

Lectures : Ps. 8 ; 1 Corinthiens 3, 16-23 ; Luc 9, 46-50

1. Les droits humains en danger

La fête du 1er Août a été l’occasion de parler de la démocratie, dont les DH constituent le coeur et l’esprit. Ces droits sont en fait des libertés, que les Constitutions nationales garantissent : libertés de conscience, de croyance, de culte, d’opinion, d’expression, de presse, etc. Ces libertés sont censées nous protéger des abus de l’État et des préjudices venant des autres citoyens. Or, nous constatons qu’un peu partout, la démocratie s’affaiblit, qu’on commence à douter que ce soit le meilleur système, et qu’en conséquence, les DH sont restreints ou violés. Vous connaissez sans doute les organisations comme Amnesty International ou ACAT, qui nous encouragent à écrire des centaines de lettres de protestation aux autorités de pays où des citoyens ont été arrêtés ou sont torturés. Vous avez très probablement apposé une fois ou de nombreuses fois votre signature au bas d’un message de ce type pour faire pression sur des gouvernants.

2. Des Droits trop laïques ?

Mon propos est d’aborder la question de l’attitude des chrétiens et des Églises à l’égard des DH. En effet, la polémique à ce sujet dure depuis plus de deux siècles, et les positions sont partagées. Parmi ceux qui se méfient des DH, voire s’y opposent, il y a ceux qui s’offusquent du caractère laïque des Déclarations, de ce qu’elles paraissent exalter l’homme en écartant Dieu ; ils regrettent qu’on prône les droits de l’homme en oubliant le Droit de Dieu ! D’autres sont excédés par le fait que les Déclarations évoquent des droits sans souligner les devoirs qui devraient leur correspondre. Ils redoutent que les DH ne soient une école de laxisme. Dans les milieux plus libéraux, on se réjouit , au contraire, que les DH reformulent pour la société civile des principes de liberté, d’égalité, de solidarité, de fraternité, qui sont au cœur du christianisme.

3. Est-ce vrai ? Y a-t-il une origine chrétienne à la base de ces déclarations des DH ? Des historiens, des philosophes, des théologiens, des politiques n’ont cessé de polémiquer sur cette question depuis le XIXe siècle jusqu’aujourd’hui. Parmi les protestants, dont Mme de Staël, qui fut l’une des premières à prendre la plume, on affirme qu’il faut remonter jusqu’à la Réforme de Luther, qui a initié un mouvement centré sur la foi individuelle impliquant la liberté de conscience. Puis Calvin, en organisant une Église qu’il voulait indépendante du politique, avec ses propres conseils peuplés de laïcs, a instillé un embryon de démocratie. La révolution anglaise de 1649, avec l’exécution du roi Charles 1er et l’instauration de la République, la concrétise, avant l’établissement de la monarchie constitutionnelle qui dure jusqu’à ce jour. Mais ce sont les puritains anglais, qui ont émigré en Amérique et qui vivent en communautés très pieuses et solidaires, qui mettent en vigueur les idées les plus libérales : se déclarant indépendantes de la souveraineté anglaise, elles sont à l’origine des premières Déclarations des DH, dont il est incontestable qu’elles ont influencé la proclamation de la « Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen » de 1789, lors de la Révolution française.

Les penseurs protestants du XIXe siècle sont d’avis que c’est précisément leur fond religieux qui donne force aux DH et que l’échec de la Révolution française est due au fait que la réforme politique n’a pas été doublée d’une réforme religieuse (Mme de Staël). C’est la foi au Dieu créateur qui empêche aussi les DH de tomber dans le juridisme et l’hypocrisie.

A l’encontre de ces affirmations, les athées valorisent les idées des philosophes déistes du XVIIIe siècle, Montesquieu, Rousseau, Voltaire, qui ont certainement joué un grand rôle aussi en réfléchissant sur les formes de gouvernement.

Quant à l’Église catholique, elle s’est furieusement opposée pendant plus de deux siècles aux DH, ses papes abreuvant de leurs condamnations la démocratie et les idées libérales. L’Église catholique n’a vu là que désacralisation et laïcisation de l’Évangile, sur fond d’ anticléricalisme. Ce n’est qu’au Concile de Vatican II, en 1965, qu’il y eut un revirement majeur et qu’on a admis que les DH n’étaient pas nécessairement et fondamentalement antichrétiens. Dès lors l’Église catholique se fonde beaucoup sur les DH dans son action sociale et caritative, bien qu’il faille remarquer qu’elle ne se les applique pas à elle-même dans son organisation intérieure !

4. Le concept de dignité

J’ai fait un grand détour historique, mais c’était pour mieux revenir à la question de fond qui nous intéresse : quelle doit être notre position de chrétiens devant ces chartes qui, effectivement, se veulent laïques, indépendantes de toute religion particulière. Et qui défendent la dignité de l’homme, c’est le concept central qui apparaît dans la Déclaration universelle de 1948 ; mais qui ne disent rien de Dieu ! Des théologiens contemporains ont fait remarquer qu’il n’était pas possible pour les chrétiens de séparer les droits de l’homme des droits de Dieu. La Bible toute entière revendique le droit de Dieu sur les hommes. Il n’est que de mentionner le combat des prophètes contre l’oubli de Dieu. Jésus aussi veut tourner nos regards vers Dieu, nous détournant des traditions humaines.

Mais, d’un autre côté, la Bible ne montre-t-elle pas également que Dieu travaille pour le salut de l’homme, pour la justice, la miséricorde, la solidarité entre les hommes ; qu’il vise à ce qu’il retrouve son statut d’homme créé à son image ? Paul écrivait : Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? …Car le temple est saint, et ce temple, c’est vous. Notre dignité fondamentale vient de la Présence divine en nous. Cette dignité est certes comparable à un droit, mais ce n’est pas un droit à conquérir de force et avec agressivité. A ses disciples qui rêvent de grandeur, Jésus donne l’exemple de l’enfant : être grand consiste à accueillir celui qui est petit ; en le faisant au nom du Christ, qui nous accueille tous et nous redonne notre grandeur. Nous le constatons, le droit de Dieu ne consiste pas à détruire le droit des hommes, mais plutôt à lui redonner sa juste dimension. Et réciproquement, le droit des hommes n’est nécessairement contraire à celui de Dieu.

Mais ne faut-il pas aussi parler de devoirs ? L’objection n’est pas nouvelle : elle avait déjà été soulevée en 1789. Or l’Assemblée avait voté négativement, estimant évident que les devoirs correspondaient aux droits et consistaient précisément à établir leur réalité. Et il faut dire qu’à l’époque, l’urgence était de combattre l’oppression et l’arbitraire de la monarchie ainsi que la domination de l’Église romaine. Les droits débouchent effectivement sur des devoirs.

5. Vivre en tant que personnes libres

Si le chrétiens étaient allés jusqu’au bout de leur foi et si pendant des siècles les Églises n’avaient pas opprimé les gens par leur conservatisme et leur moralisme, peut-être que l’on n’aurait pas éprouvé le besoin de définir des DH. Car la finalité de l’Évangile ne consiste-telle pas à rétablir la dignité des hommes et des femmes ? Nous, qui souvent voyons Dieu comme un être lointain, devons reconsidérer le sens de l’incarnation. Dieu s’est fait proche en Jésus-Christ, il nous est proche. En Jésus, il s’est identifié aux hommes, il s’est livré à eux. Il est devenu faible et petit pour que nous puissions l’accueillir. Pour qu’ainsi nous revenions à nous-mêmes et soyons libres. L’apôtre Paul le dit de cette manière : Tout est à vous : Paul, Apollos, ou Céphas, le monde, la vie ou la mort, le présent ou l’avenir, tout et à vous, mais vous êtes au Christ, et Christ est à Dieu.

Les DH sont devenus un instrument incontournable de la politique étrangère de la plupart des nations et un objectif pour une multitude d’ONG. Pour nous, les chrétiens, ils peuvent être un stimulant pour notre engagement personnel. Ils nous aident à concrétiser l’amour du prochain et à le diriger vers des victimes de toutes sortes d’oppressions et d’injustices. Ils nous évitent de nous refermer sur une piété trop étroite, et les Églises de se replier sur leurs propres soucis internes.

Il reste que le cœur des DH est la liberté de conscience, de croyance et de culte. Ces libertés sont au fondement de la dignité humaine, elles définissent les hommes et les femmes comme des personnes. Le premier et le meilleur moyen d’appliquer les DH, c’est donc d’exercer ces libertés et de vivre comme des personnes. Pour nous, en tant que chrétiens, cela revient à à accueillir en nous, dans la profondeur de notre conscience, l’Esprit et la Présence de Dieu, de développer sans crainte notre foi chrétienne et de témoigner ouvertement de notre espérance en Dieu et en l’homme. Jésus, qui nous appelle à vivre comme des personnes, demeure pour nous le maître en droits de l’homme.

Donné à Lussery-Villars, le 5.08.2018

René Blanchet