JACOB ET ÉSAÜ, DEUX ÉTATS ?

JACOB ET ÉSAÜ, DEUX ÉTATS ?
Lectures : Genèse 25, 19-28 ; Romains 9, 10-16 ;
Jean 15, 14-17 .

Donné le 18.10.2009 à Penthalaz, reprise du20.07.2008 à Éclépens.

1. Le conflit israélo-palestinien a une histoire

Nous sommes vraiment bien chahutés ; nous ne cessons d’être trimballés, de déception en espoir, de confiance en désillusion. C’est le cas avec la crise que nous traversons, c’est surtout vrai avec le conflit israélo-palestinien, sur lequel je voudrais m’arrêter avec vous. Après guerres, attentats et négociations avortées entre les deux parties, resurgit tout-à-coup avec force l’idée de créer deux États sur le territoire de la Palestine. L’espoir de voir enfin Israéliens et Palestiniens vivre côte à côte raisonnablement nous envahit. Mais aujourd’hui, l’intransigeance des extrémismes des deux bords rend impossible toute solution.

Dans un brillant article (VP 2008), le prof. Albert de Pury met en rapport la question des deux États avec la légende de la naissance des deux jumeux de Rébecca, Jacob, nommé plus tard Israël, et Ésaü, identifié à Edom. Il est étonnant de voir comment le texte biblique peut nous parler, nous donner à penser, et nous interpeller dans notre cœur, à des millénaires de distance ; à condition que nous évitions, toutefois, de tomber dans le piège consistant à imaginer que le texte serait une prédiction, alors qu’il ne fait que dévoiler une problématique. Problématique qui perdure dans le temps.

Mais avant que nous abordions ce texte, il est utile de savoir qu’en novembre 1947, l’année précédant la proclamation de la naissance de l’État d’Israël, l’ONU, dans sa résolution No 181, avait effectivement décidé la création de deux États sur le territoire palestinien, un État palestinien et un État juif. Il était prévu que chacun de ces États aurait à peu près le 50% du territoire. L’idée des deux États était donc une idée d’origine. On sait que le jour suivant la proclamation de l’État d’Israël du 15 mai 1948, les pays arabes alentour, opposés à cette décision, l’Égypte, la Jordanie, la Syrie, l’Irak, lancèrent leurs troupes contre les Juifs. Ce que l’on a appris après-coup, d’autre part, c’est que dès 1947, David Ben Gourion, de mèche avec de haut-responsables politiques et militaires, avait préparé le plan Daleth, qui consistait à provoquer le départ de la population palestinienne et à empêcher par tous les moyens la naissance d’un État frère. A la fin de la guerre, 800’000 palestiniens avaient fui et les Israéliens s’étaient appropriés 78% du territoire. Ni les Israéliens, ni les Arabes ne voulaient de deuxième État sur le territoire palestinien.

2. Des jumeaux

Les paroles bibliques sont toutes des paroles nées dans l’histoire. Pour les comprendre et les expliquer nous devons donc prendre en compte leur contexte historique et culturel. Il n’y en a aucune, considérée de près, prophétie ou promesse, qu’on puisse utiliser pour justifier, sans autre considération, une action politique aujourd’hui. Par contre, ces paroles bibliques ont une richesse de sens fantastique et leur virtualité traverse le temps. Elles nous placent tout de suite au cœur de l’existence humaine et de ses problèmes et nous mettent en relation avec Dieu. Sous cet aspect, elles ont et elles gardent une actualité fascinante. C’est ce que démontre le récit de la naissance d’Ésaü et de Jacob. Une naissance difficile, mais hautement symbolique, comme la plupart de celles qui sont racontées dans la Bible. Comme souvent, en effet dans l’Ancien Testament, les personnages d’Ésaü et de Jacob représentent des tribus ou des peuples ; ils sont des patriarches ou des ancêtres, dont les relations compliquées reflètent la diversité et la complexité des relations politico-culturelles des peuples anciens. La réponse du Seigneur donnée à Rébecca, qui s’inquiète de ce qui se passe dans son ventre, nous met sur la piste :« Il y a deux nations dans ton ventre, deux peuples distincts naîtront de toi. L’un sera plus fort que l’autre, et le grand servira le petit ». Nous savons que, dans la suite du récit, il sera donné à Jacob un nouveau nom, Israël, qui fait de lui le fondateur du peuple témoin. Tandis qu’Ésaü, représente Edom, le conglomérat de tribus arabisées qui vivent au sud du pays, dans la région d’Hébron. Il est clair que le narrateur a un parti-pris. Il fait de Jacob-Israël le portrait d’un homme tranquille, civilisé, quoique rusé, qui est du côté des cultivateurs-éleveurs. Tandis qu’Ésaü est caricaturé comme étant velu, plein de poils roux, donc plus foncé, un homme brut, sauvage, qui aime à battre la campagne, un chasseur. En cédant stupidement à Jacob son droit d’aÎnesse, Ésaü se révélera comme un homme inculte et justifiera la prétention de Jacob à l’héritage. Pourtant, ici, malgré son parti-pris israélite, il nous faut bien noter que le narrateur a fait de Jacob et d’Ésaü des jumeaux, tous deux fils de Rébecca et d’Isaac, lui-même l’enfant miraculé, promis et accordé à Abraham et Sara dans leur vieillesse. C’est significatif ! D’autre part, après des années de conflit et de séparation, le récit nous fait vivre la réconciliation des deux frères qui, s’ils n’habiteront pas ensemble, vivront désormais en paix. Il faut dire que jamais, dans l’histoire, Israël n’a occupé l’entier du territoire et qu’il a dû toujours composer avec d’autres peuples. Cette histoire de jumeaux qui se réconcilient, image très ancienne des relations d’Israël avec ses voisins, a certainement de quoi nous interpeller, aujourd’hui, au moment où Israéliens et Palestiniens tentent de négocier, se considérant l’un l’autre comme des ennemis. Ne sont-ils pas tous deux des frères ? tous deux objets de la sollicitude de Dieu ?

3. Une différence… non fatale

Il y a pourtant entre eux une différence. Elle s’exprime par la sentence que vous avez entendue : « L’un sera plus fort que l’autre, et le grand servira le petit. » Ici se trahit le parti-pris du narrateur pour Jacob-Israël : il décrit peut-être un état de fait, (la suprématie d’Israël sur Edom), mais exprime bien davantage l’espoir que son peuple, vivant alors une situation très précaire, s’en sortira. C’est pour lui plus qu’un espoir, mais une promesse, qu’il entend sortir de la bouche de Dieu. Avait-il le droit d’avoir cette espérance, et de faire entre les jumeaux cette différence ? C’était sa conviction, c’était sa foi…

L’apôtre Paul, plus tard, a médité sur cet aspect du texte, sur cette différence, en la mettant en rapport avec la tension grandissante entre les juifs et les chrétiens. Au moment où Paul écrit, la rupture entre les juifs et les chrétiens n’est pas consommée, mais l’apôtre constate avec tristesse l’ampleur du refus de la prédication du Christ de la part des juifs et la coupure qui est en train de se renforcer. Il pose la question qui le taraude : pourquoi les uns croient-ils à l’Évangile, et pas les autres ? pourquoi est-ce les païens, et pas les juifs ? Repassant dans sa mémoire les vieux récits, il discerne le chemin qu’avait pris la promesse de Dieu. C’est par Isaac et non par Ismaël, que la promesse avait passé, c’est par Jacob et non par Ésaü, selon cette parole : « J’ai aimé Jacob et j’ai haï ou écarté Esaü. »Ce n’est pas que Dieu soit injuste, explique Paul, mais pour faire avancer son plan dans l’histoire, constamment, il se choisit les serviteurs dont il a besoin, il élit ceux qui seront son avant-garde, ses messagers, ses ouvriers. Ainsi fera également le Christ avec ses disciples. Cette différence n’a rien à voir avec une revendication territoriale. Il s’agit du mystère de l’élection, qui n’a pas pour but d’exclure quiconque, mais qui a pour objectif de propager le message et de signifier la proximité du Règne de Dieu. Un pour tous ! Le particulier pour la totalité. Or, cette différence, qui n’est ni sociale, ni politique, mais qui est une différence d’espérance, peut provoquer des tensions, voire des conflits, dans le monde, comme le font les inégalités de richesse ou de pouvoir.

4. Deux leçons pour aujourd’hui

Je disais que le texte biblique nous interpellait et nous donnait à réfléchir. Quelle leçon, et plus encore, quelle injonction nous donne-t-il aujourd’hui ? Je mettrai en évidence deux points contrastés. Premier point, en dépit de la différence dont j’ai parlé, le vieux récit de la naissance de Jacob et d’Ésaü pourrait inciter les Israéliens et les Palestiniens a se regarder différemment : non plus comme des ennemis, mais comme des frères, héritiers d’une même histoire. Ils pourraient considérer qu’une réconciliation est possible et que, finalement, tous les avantages sont du côté de la paix, celle que nous avons la chance de connaître depuis longtemps en Suisse. Mais pour cela, ils devraient cesser toute revendication qui exclue l’autre : ne sont-ils pas destinés à vivre côte à côte, comme des frères jumeaux ?

Deuxième point : pour nous, c’est la différence qui est à mettre en valeur. Car nous sommes, en Suisse, dans une société de consensus ; nous aimons bien aplanir et noyer les conflits. Les protestants que nous sommes s’adaptent très fort à la société et risquent de passer inaperçus, gris sur grisaille. C’est pourquoi, l’enjeu, pour nous, me semble le suivant : parce que nous avons été choisis par Dieu, nous avons à choisir : entre le juste et l’injuste, entre le vrai et le faux, le bon et le mauvais. Nous avons à faire coupure… Nous essayons souvent de nous en sortir en retardant les décisions, en ménageant la chèvre et le chou. C’est parce que le Christ est différent que nous avons à voir et à admettre la différence. Nous sommes choisis pour choisir, pour dire oui ou non. Pour distinguer Jacob et Ésaü, tout en travaillant à leur réconciliation. Nous préférons souvent rester dans le flou, dans le clair-obscur, comme si nous avions peur de la lumière. C’est la lumière qui vient établir de la différence dans la brume. Et la lumière, c’est l’Amour différent que le Christ nous a manifesté, qui nous vient de Dieu, le complètement différent.

René Blanchet