Lectures : Proverbes 3, 13-20; Jacques 3, 13-17; Matthieu 11, 25-30
1. Une sagesse pratique
Grand battage médiatique autour du retour en Suisse du Dalaï-lama. De nombreuses personnes enthousiastes l’ont accueilli, lui qu’un journal bien connu qualifiait d' »Océan de sagesse ». Ce grand succès vient certainement de la force de sa personnalité, de son obstination à obtenir un meilleur statut pour le Tibet, de sa simplicité. Mais aussi du besoin qu’ont les gens d’une sagesse pratique qui leur permette de mieux vivre au milieu des complexités et du stress du monde moderne. Peut-on vivre enfermé dans la boucle production-consommation ? La débauche de gadgets électroniques qu’on nous offre peut-elle nous enseigner un art de vivre qui nous satisfasse, qui nous rende heureux ? Ce qui nous manque, à nous hommes, femmes modernes, c’est en effet une sagesse qui fasse l’intermédiaire entre la connaissance – qui explose – et la vie pratique. Le bouddhisme ultra-simplifié qu’enseigne le dalaï-lama répond à une soif d’équilibre, de sérénité, de religiosité aussi, de la part de nos contemporains déchristianisés.
Or le christianisme comporte également un message de sagesse; il livre une certaine manière de de prendre la vie et de la comprendre, il correspond à une pratique et non pas seulement à une foi. Ce message, exigeant et paradoxal, n’est plus compris. C’est pourquoi, parce que nous avons besoin de ressaisir ces choses, je me propose d’aborder maintenant quelques aspects du christianisme comme sagesse, la sagesse comme vertu chrétienne.
2. L’exemple des Proverbes
La Bible n’a pas connu la science, en tant que quête de connaissance méthodique et systématique. Par contre, elle connaît la sagesse comme intelligence pratique, comme réflexion concrète orientée vers l’action. C’est d’abord le cas dans l’Ancien Testament, en particulier dans le livre des Proverbes. Ils constituent un florilège de centaines de sentences très savoureuses destinées à la conduite d’une vie heureuse et réussie.
En voici quelques exemples : « Qui cultive son champ a du pain en abondance, mais celui qui cultive des illusions manque de bon sens. « Pensée réaliste, qui estime à son prix la sécurité matérielle et qui connaît certaines dérives fort improductives de nos esprits ! « L’orgueilleux n’aime pas les critiques; il ne consulte jamais les gens compétents. » La sottise n’est pas seulement de l’inintelligence, mais se manifeste par ces sentiments fort ancrés en nous que sont l’orgueil, la vanité, le sentiment de supériorité. « Qui bavarde à la légère blesse autant qu’une épée, les paroles des hommes sensés apportent la guérison. » Les Proverbes prônent extrêmement la justesse de la parole et la loyauté. Mentir est considéré comme un des crimes les plus graves, qui prend d’ailleurs souvent son auteur à son propre piège. « Commencer une dispute c’est ouvrir une digue. Arrête-toi avant que la querelle ne se déchaîne. « Les Proverbes sont très attentifs aux problèmes relationnels. Ils apprécient la maîtrise de soi, la retenue, la vertu du silence. Et on trouve aussi des affirmations cocasses comme celle-ci : « La beauté d’une femme sotte est aussi ridicule qu’un anneau d’or au nez d’un cochon. » (Tout autant valable pour les hommes, d’ailleurs!).
La sagesse des Proverbes se rapproche de la prudence latine. Le philosophe Comte-Sponville, dans son « Petit traité des grandes vertus » note à propos de cette dernière qu’elle opère modestement au niveau des moyens et non à celui des fins. Car, à quoi sert de viser le Vrai ou le Bien, si l’on est incapable de vivre correctement. Cependant, la sagesse pragmatique de l’Ancien Testament diffère de la prudentia en ce qu’elle se réfère toujours à Dieu et à la loi. L’homme intelligent est d’ailleurs souvent identifié au juste, comme le sot l’est au méchant. […]
3. La folie de Dieu
On occulte souvent le fait que Jésus présentait aussi le style d’un maître de sagesse : racontant des paraboles, utilisant des images de la vie quotidienne et de la nature, citant des proverbes populaires , pratiquant l’humour et l’ironie. Mais deux aspects distinguent l’enseignement de Jésus : en premier lieu, la tension du Royaume qui vient, la proximité de Dieu qui réclame de nous une attente active, une attitude de confiance, de vigilance et de responsabilité. En deuxième lieu, la priorité que Jésus donne à la rencontre et à l’amour du prochain. Il subordonne régulièrement la loi et la tradition au respect et à la compassion qu’il a pour les humains, les malheureux, les malades, les petits.
Cette réserve de Jésus à l’égard de la loi juive a certainement joué un rôle dans sa condamnation. La mission de Jésus s’est achevée par la croix, réservée aux criminels. Les chrétiens n’ont pas vu dans la croix une simple péripétie qui aurait pu être évitée, mais l’aboutissement logique de l’engagement inconditionnel de Jésus. Et la croix du Christ étant centrale pour la foi, la sagesse prend un tour paradoxal. À l’instar de la sagesse de Dieu, qui, vue à travers la croix, apparaît comme pure folie aux yeux des hommes. Mais cette folie de Dieu, plus sage que la sagesse des hommes, l’apôtre Paul en fera le cœur de son message. Dès lors, la sagesse qui vient de Dieu et celle des hommes s’opposent. Pour le chrétien, comprendre et vivre de cette folie divine, voilà en fait la vraie sagesse. Il s’agit de prendre exemple sur l’amour fou de Dieu qui élève les pauvres, les petits, les exclus et qui abaisse les puissants. Voilà le mystère infini qu’il s’agit de connaître et d’expérimenter. Il y a bien une dimension de connaissance dans la sagesse chrétienne, mais à l’encontre de l’enflure de la sagesse grecque et de ses spéculations, qui influence les Eglises, l’apôtre Paul donne priorité à l’amour qui sait regarder l’autre.
4. Une sagesse active et passive
Cette sagesse est-elle encore valable pour nous aujourd’hui ? A-t-elle des atouts, est-elle non seulement défendable, mais profitable et recommandable? En particulier, face au succès du bouddhisme simplifié qui nous est offert, la sagesse chrétienne a-t-elle quelque chose de décisif à apporter ? Le bouddhisme offre aux hommes blessés par la société moderne, son matérialisme, ses machines, le déchaînement incontrôlé de sa dimension économique, une possibilité de retrait. Par la méditation, on peut essayer d’atteindre « l’extinction des désirs », ces désirs qui faussent notre vision du monde et y répandent la souffrance. La sérénité étant retrouvée, avec une certaine simplicité, l’homme pourra répondre au devoir de compassion à l’égard de ceux qui souffrent. Voilà un morceau de sagesse qui n’est pas à dédaigner, et qui recoupe sur plusieurs points ce que l’ascèse chrétienne a pu offrir dans l’histoire. Rumination de l’Écriture, travail sur soi, prière, détachement, en vue d’une meilleure maîtrise de soi à engager dans le service des autres, c’est là une partie de notre sagesse traditionnelle, toujours valable.
La sagesse chrétienne se démarque pourtant du bouddhisme dans le fait qu’elle considère l’humanité et le monde comme un projet positif. On peut s’en distancer, mais il ne faut pas s’en retirer. Les chrétiens croient à un projet de Dieu, même si le hasard y joue un rôle plus grand qu’on ne pensait. Parce que nous sommes impliqués dans ce projet, être sages à la manière biblique comporte un aspect très actif. Ainsi, bien des pages du Nouveau Testament comparent notre rôle à celui de « constructeurs ». Nous avons à travailler ensemble à la construction du monde et d’une humanité nouvelle, en tenant compte de tous ceux qui sont associés à la même tâche, forts ou faibles. Mais il faut préciser que notre monde moderne a confisqué cette vision d’une construction, qui était spirituelle et morale, pour nous enfermer dans un système de développement technique et d’idolâtrie économique tyrannique, qui nous rend esclaves du travail. C’est la raison pour laquelle, nous avons spécialement besoin aujourd’hui d’accentuer plutôt l’aspect passif de la sagesse chrétienne : apprendre à contempler la création et à nous émerveiller de la vie, interpréter l’histoire de l’humanité comme l’œuvre mystérieuse de Dieu qui se déploie, dans laquelle nous avons notre place. C’est là que l’art de la méditation, de la prière silencieuse, de la louange que les moines et les mystiques ont pratiqué serait à redécouvrir. […]
Notre sagesse chrétienne doit rester humble : nous ne sommes ni Dieu, ni des dieux et il s’agit de bien évaluer la nature et l’étendue de nos moyens, qui restent terrestres. C’est pourquoi elle privilégie la douceur plutôt que la violence, la patience plutôt que la colère, la mesure plutôt que l’hystérie. En tout cela, nous sommes invités à imiter l’amour fou de Dieu, l’amour vécu du Christ, qui supporte tout, croit tout, espère tout : comme dit le psaume, il y a un avenir pour la semence jetée en terre par le semeur : après les larmes, la joie ! Il y a un avenir pour l’homme et pour le monde : après l’alpha, l’oméga.
Donné à Sullens, le 7.08.2005
René Blanchet