JUSQU’AU BOUT DE L’INCARNATION

Lectures : Psaume 40, 6-12; Hébreux 10, 5-10 ; Matthieu 2, 13-15.19-23

1. Un corps d’homme

Nous vivons la fête de Noël comme un répit au milieu des tensions et des contradictions du monde. Elle est un halo lumineux qui bloque pendant un moment les agressions qui viennent de l’extérieur : la lumière au milieu des ténèbres. Et nous nous sommes penchés sur Jésus un peu comme lorsque nous reprenons en famille les vieilles photographies qui nous représentaient enfants : elles nous font rêver, car elles renferment encore tous les possibles. Il est vrai que les récits bibliques nous incitent à cette disposition, avec leurs chants d’anges et leurs célestes lueurs. Mais ces textes nous présentent aussi la pauvreté du décor, la précarité de la situation. L’enfant Jésus est exposé au danger, il est trimballé jusqu’en exil, il faut le protéger, il est fragile.

Noël n’est pas seulement la fête de la lumière, c’est la fête de l’incarnation. La lumière n’a pas été convoquée pour nous éblouir, mais pour éclairer la venue d’un homme, à travers lequel nous devons essayer de connaître Dieu. La lettre aux Hébreux, que nous allons suivre, l’explique très bien : « En entrant dans le monde, le Christ dit : De sacrifice et d’offrande, tu n’as pas voulu, mais tu m’as façonné un corps ». Jésus est un corps, comme nous, fait de la matière mystérieuse du monde. Ce corps le rend présent au monde, le lie à un lieu, à un temps, à un peuple, à une tradition. Comme nous le sommes nous-mêmes à travers notre corps. Par les sens de son corps, par son langage, par sa raison, Jésus a appréhendé le monde et il a fait, progressivement, l’expérience de Dieu. Est-il enfermé dans ce corps comme dans un tombeau, ainsi que le disaient les Grecs ? Non, parce que le corps est vivant, et par le corps, l’homme se distingue aussi de l’extérieur, il communique. Le corps parle. Jésus est un corps qui parle et sa parole s’est répercutée jusqu’à nous.

2. Me voici !

L’épître aux Hébreux nous dévoile ensuite quelque chose d’essentiel, qui fait la particularité de Jésus : son corps à corps avec l’Écriture. Dès son jeune âge, Jésus se confronte à l’Écriture. Il entre en elle, elle passe en lui. Ce n’est pas pour rien que la lettre aux Hébreux lui applique le Psaume 40 et lui fait dire : « c’est bien de moi qu’il est écrit dans le rouleau du livre ». Selon Hébreux, Jésus reprend le psaume à son compte en mettant en évidence ces mots : « De sacrifice et d’offrande, tu n’as pas voulu, mais tu m’as façonné un corps. Holocaustes et sacrifices pour le péché ne t’ont pas plu. Alors j’ai dit : «Me voici ! » Ces mots tirés du Psaume 40 révèlent parfaitement la position que Jésus a prise. Il n’a pas voulu réduire l’Écriture à une loi, il n’a pas voulu la chosifier en commandements réclamant une obéissance servile ; il s’oppose à un littéralisme qui aplatit l’Écriture et la dénature. Il ne veut pas d’une religion de sacrifices et d’offrandes, c’est-à-dire d’une religion extérieure, qui en reste à la répétition de rituels. « Alors j’ai dit : « Me voici « , je suis venu pour faire ta volonté ». Parole extraordinaire ! (citée plus d’une fois par des philosophes comme Levinas ou Paul Ricoeur). Pas d’écran, fait de procédures compliquées, entre Dieu et moi, pas de barrières conventionnelles et routinières. « Me voici ! »Devant toi, je trouve ma complète identité. Je m’implique, écartant tout obstacle, je me donne moi-même, je m’expose à la Parole, à l’Esprit de Dieu, sans protection : c’est ce qu’on appelle la foi.

« Me voici !» Attitude contraire à celle du bourgeois capitaliste, selon la critique, dite existentielle, que fait de lui le professeur Christian Arnsperger, de l’Université de Lausanne. Le capitaliste utilise inconsciemment l’argent comme d’un écran pour se protéger des risques : risque de la présence des autres, de l’accident, de la maladie, de la mort. Grâce à ses biens, le capitaliste pense mettre des barrières autour de lui, reportant sur les autres, qu’il met à son service et envoie en première ligne, les dangers auxquels il veut échapper. Multipliant les intermédiaires, il essaie de conjurer la mort. A l’opposé de ce comportement ultra-sécuritaire, égoïste, Jésus dit : Me voici ! Me voici pour Dieu et pour les hommes. Sans protection. Jésus s’offre, il se donne, il est l’homme réellement libre.

3. Être proche-aidants

«Je suis venu pour faire ta volonté », dit Jésus. La volonté de Dieu et non la sienne. Il est venu pour être à l’écoute. A l’écoute de Dieu et à l’écoute des hommes. C’est ainsi qu’il est l’homme véritable, proche de Dieu, proche de nous. C’est dans cette posture, exposée, responsable, que se réalise pleinement l’incarnation, par laquelle Jésus devient pour nous le Sauveur.

«C’est dans cette volonté, poursuit la lettre aux Hébreux, que nous avons été sanctifiés par l’offrande du corps de Jésus Christ, faite une fois pour toutes ». La croix, totale donation du corps du Christ en notre faveur, profondeur extrême de son incarnation, nous sanctifie. Ce qui signifie que nous sommes touchés et transformés par cet engagement, nous sommes comme contaminés par sa liberté, même si, nous le savons trop bien, nous retombons souvent dans nos esclavages. Nous sommes invités à dire, comme lui : « Me voici ! » être des écoutants, être disponibles, être littéralement des « proches-aidants ». Plusieurs d’entre vous connaissent par expérience cette situation et cette fonction de proche-aidants. Tout d’un coup, vous avez dû vous porter au chevet de parents qui, pour des raisons d’âge, de maladie ou d’infirmité, avaient besoin de vous. Alors que vous viviez à une distance respectueuse, qui constituait une protection, vous avez dû raccourcir cette distance; vos destinées distinctes, séparées, ont dû se rejoindre, et les souffrances éprouvées par vos proches (dans leur corps) sont devenues les vôtres. Il est beaucoup question aujourd’hui de ce problème, lié au vieillissement de la population, et qui peut être une cause d’épuisement ou de ressentiment pour les proches, mais qui peut tout autant constituer pour eux une source d’enrichissement humain et spirituel.

Notre société moderne fonctionne assez bien, grâce à la mise en place de fonctions déléguées. Nous ne pouvons pas tous nous occuper de malades, ou de réfugiés, nous ne pouvons pas tous aller dans le tiers-monde pour faire du développement. Il est bon que d’innombrables organisations de professionnels ou de bénévoles s’attellent à ce travail, où ils agissent en tant que nos délégués. Il vient cependant un moment où nous ne pouvons plus nous cacher derrière ces intermédiaires et devons dire « Me voici », en prenant nos responsabilités. Les hommes ou les femmes véritables seront toujours ceux qui s’impliquent. Incarnés, ce sont eux qui prolongent en quelque sorte l’incarnation du Christ.

Ce qui doit primer en cette période de Noël, c’est bien le « Me voici » de Dieu en Jésus-Christ, venu pour nous et pour le monde. Et si, pour y répondre, nous savons être présents, accueillir, écouter, accompagner, ce sera notre manière pratique de prolonger le mouvement d’incarnation que Dieu a voulu en la personne, et dans le corps, de Jésus.

Donné à Éclépens le 28.12.2014

René Blanchet