
Lectures : Ésaïe 38, 1-8 ; Apocalypse 12, 1-6 ; Luc 11, 29-32
1. Les signes, repères quotidiens
« Les gens d’aujourd’hui sont mauvais, dit Jésus, ils demandent un signe, mais aucun signe ne leur sera accordé si ce n’est celui de Jonas. » La Bible en français courant, dans laquelle il a été lu tout à l’heure, parle de « miracle » attendu par les gens, donc d’un événement extraordinaire ; mais le sens précis du terme grec, utilisé dans toute cette péricope, est « signe ». Les gens ne recevront donc aucun signe, si ce n’est celui de Jonas
Avant d’expliquer cette apostrophe de Jésus, j’aimerais vous faire remarquer que nous vivons quotidiennement de signes. Les signes sont tous ces petits repères auxquels nous nous fions dans notre existence et dont nous avons besoin. Sans eux nous serions complètement perdus. Il y a d’abord ces signes qui soutiennent notre moral et sans lesquels nous serions vite déprimés : un rayon de soleil, pour nous rappeler que la lumière existe, la couleur d’une fleur, le chant d’un oiseau, pour nous faire souvenir que le monde autour de nous est beau. Pour nous conduire intelligemment dans la société, nous observons les signes que constituent un sourire, un air pincé, un certain geste de la main, une attitude de retrait ou de détente. C’est à travers une forêt de ces signes que nous faisons route, chaque jour, et sans eux, nous mettrions rapidement à mal nos relations.
C’est parce que nous sommes incapables d’appréhender la globalité, la totalité de la réalité, que les signes, qui sont des petits éléments, des petites parties de cette réalité, sont si importants pour nous. A défaut de maîtriser le tout, nous jouons avec les parties du tout, à défaut de comprendre l’essence des choses, nous nous concentrons sur leurs effets. Si je puis dire, nous attrapons la réalité par ses cheveux.
Les paysans et tous ceux qui travaillent dans la nature observent toutes sortes de signes pour repérer le stade de l’évolution des cultures et ce qu’ils doivent faire : ils regardent le ciel, ils examinent la couleur des bourgeons, le comportement des animaux. Les économistes se sont donnés des indices statistiques pour savoir si la tendance est à la hausse ou à la baisse. Les scientifiques eux-mêmes travaillent sur des signes, et, avec l’informatique, de plus en plus. Malgré les progrès incroyables qui ont été réalisés, ils reconnaissent qu’il est impossible de pénétrer au cœur de la réalité et qu’ils en sont toujours à manipuler des effets extérieurs, à interpréter et à transformer des modèles qui sont liés à l’instrumentation et à nos logiques humaines. Même le modèle atomique, qui semblait ultime, ne l’est plus. On suppose aujourd’hui qu’il existe d’autres formes de matière et d’énergie, encore inconnues. Certes, à diverses reprises, on a cru pouvoir atteindre l’explication totale, et il y aura toujours des individus pour prétendre y arriver. Mais en fait, la réalité reste un mystère.
Les limites de notre intelligence nous obligent donc à travailler avec des signes et les signes informatiques sont maintenant les plus courants. Profitant de cette faiblesse de notre situation humaine, de cette faille, certains esprits se sont jetés sur des signes douteux : je parle des horoscopes, des signes que nous donneraient les cartes, les tarots et bien d’autres jeux encore. Leur interprétation permettrait de prédire des événements personnels. Dernièrement, la belle figure qui a été dessinée dans un champ de blé à C., n’a pas manqué d’attirer aussitôt des esprits échauffés, prêts à lui donner des significations ésotériques ou à le considérer comme un message d’extra-terrestres.
2. Signes forts et faibles ?
Ces signes dont j’ai parlé sont des signes usuels. Mais les gens de l’époque de Jésus lui réclamaient des signes plus forts, plus probants, des événements exceptionnels qu’ils puissent considérer comme des preuves. Ils auraient donc voulu pénétrer le secret de l’avenir, saisir le cours de l’histoire, voir la réalité comme Dieu la voit, se mettre à la place de Dieu lui-même pour gouverner le monde. Non ! Une telle chose est impossible à l’homme. Vouloir sortir de notre condition de créature est mauvais. Orgueilleux et illusoire.
Jésus ne veut accorder aux gens de son époque que ce qu’il nomme « le signe de Jonas ». Qu’entend-il par là ? Jonas est ce prophète très spécial, ridicule, qui a tenté par tous les moyens d’échapper au mandat qu’il avait reçu de Dieu, parce qu’il trouvait inadmissible le message à proclamer, trop généreux, trop ouvert. Après son détour sur un navire et dans le ventre de la baleine, le voilà contraint de délivrer quand même, à son corps défendant, le message de repentance dont il était chargé. Il traverse tout seul, tout faible et peu convaincu la grande ville de Ninive. Or, à son grand étonnement, sa prédication porte, et tout Ninive se convertit, le roi en tête. La Parole de Dieu, simple et nue, sans apprêt, a agi d’elle-même. Voilà le signe de Jonas, la seule chose que Jésus veut offrir à ses contemporains. Les évangélistes ont aussi interprété les trois jours que Jonas a passé dans le ventre du gros poisson comme une préfiguration des trois jours qui séparent la croix de la résurrection de Jésus. L’un et l’autre, la parole nue et la croix montrent que Dieu veut révéler son projet à travers la faiblesse humaine, à travers l’incarnation.
C’est ce qui semble insuffisant aux interlocuteurs de Jésus : ils veulent un super-signe. Ils ne voient pas que Jésus prend au sérieux la réalité de Dieu, la Parole de Dieu et qu’il l’incarne parfaitement dans sa vie. Confinés dans leurs habitudes, soumis à l’ordre social et à toutes les fatalités de l’histoire, ces gens résistent à la dynamique du Royaume que Jésus introduit en paroles et en gestes La Reine de Saba les condamnera, dit Jésus, elle, une païenne qui avait fait un long voyage pour bénéficier de la sagesse de Salomon. Les Ninivites les condamneront, car ces païens s’étaient repentis en écoutant le prophète Jonas. Or, n’y a-t-il pas ici, en Jésus, plus de force et de sagesse encore ? Cette annonce de condamnation vaut pour nous un avertissement.0
3. Pas de super-signes…
Car enfin, pour autant que les gens d’aujourd’hui nous demandent quelque chose, ne réclament-ils pas de nous, de notre Église, des super-signes aussi, pour authentifier notre Évangile ? Comment allons-nous répondre ? Certaines sectes offrent des soirées de guérisons instantanées, grands shows débordants de prières incantatoires et d’alléluias. Ces représentations de miraculés attirent des centaines de personnes. Ce n’est pas le créneau de notre Église, heureusement et peut-être attend-on d’elles d’autres super-signes : une organisation hyper-efficace, une action sociale puissante et tous azimuts, le gros succès populaire à travers toutes les générations, des enfants aux personnes âgées, une idéologie archi-convaincante qui domine la culture ambiante.
Bien sûr, nous ne délivrons aucun de ces super-signes et notre Église ne dégage aucune lumière aveuglante, aucun feu d’artifices. Je crois, cependant, que sommes présents et que nous offrons des réponses nombreuses et diverses, sans doute très perfectibles. A cause du signe de Jonas, nous devons éviter de penser que, par elle-même, l’utilisation de gros moyens extérieurs serait une clé de succès. D’un autre côté, le signe de Jonas ne doit pas être un prétexte à la paresse, à laisser en friche l’imagination, l’envergure, la vraie force.
4. La Parole qui fait signe
Gardons en tête ces deux choses : que Dieu ne nous refuse pas toutes sortes de signes qui nous rappellent sa fidélité et sa bonté. Mais ils ne viennent pas directement du ciel. Ils viennent de la terre, ils sont incarnés dans des mots et des gestes de personnes rencontrées. Le Saint-Esprit que Dieu nous donne nous aide à les lire. Et ils nous aident puissamment à nous diriger et à vivre.
Deuxièmement, Dieu attend que notre obéissance à l’Évangile fasse signe pour nos contemporains. Qu’ainsi ils puissent faire de nouveaux pas vers la foi et l’espérance. Mais, nous n’avons pas tant à croire en notre efficacité qu’en celle de la Parole qui nous habite.
Donné à La Sarraz, le 22.07.2007
René Blanchet