DISTINGUER LE BIEN ET VAINCRE LE MAL

Distinguer le bien et vaincre le mal

Lectures : Esaïe 5, 20-24; Romains 5, 18-21; Matthieu 7, 1-5

1. L’illusion du 3ème millénaire

Il y a une dizaine d’années, nous nous laissions aller à penser que les grands massacres, les grandes horreurs étaient derrière nous. Enfin, le monde avait appris la leçon. Les guerres mondiales, la Shoah appartenaient au passé et, avec le 3ème millénaire, nous entrions dans un monde nouveau. Toutes ces tueries cruelles n’étaient-elles pas le fait de nos ancêtres, des gens pas encore formés par notre culture humaniste, et dont l’esprit était très influencé par la religion et peu éclairé par les lumières de la Raison. Ces époques anciennes étaient coupables, alors que nous allions pénétrer dans le temps de l’innocence.

Mais à peine commencions-nous à nous bercer par ces réflexions que le mal est revenu en grand dans notre monde. Il y a eu les génocides du Rwanda, de Srebrenica, il y a eu les massacres de Tchétchénie, d’Afghanistan, les sanglantes confrontations entre Israël et les Palestiniens, la destruction des tours de New York, puis l’Irak, le Darfour ; bien d’autres foyers brûlent ou sont prêts à s’enflammer. Oui, le mal est là, tout autour de nous ; il n’a pas été expurgé.

2. Se sentir innocents

Or, malgré toutes ces horreurs et injustices, nous continuons à nous sentir étonnamment innocents. Mai 68 avait prôné la déculpabilisation. En fait, ce mouvement de déculpabilisation est bien plus ancien, il a commencé autour du 18ème siècle, s’en prenant directement au christianisme à cause de sa notion de « péché », et surtout de « péché originel ». On accuse encore l’Église d’avoir culpabilisé des générations pour les soumettre à l’influence du clergé. Débarrassons-nous donc de toute culpabilité, cette maladie ! « Il est interdit d’interdire ». Nous sommes libres et innocents ! Or l’innocence peut être dangereuse : Hitler, Staline, Miloŝevic… se sentaient innocents… Opération de déculpabilisation : je pense qu’aujourd’hui encore, elle est à l’oeuvre dans notre société, en parallèle avec les actions de culpabilisation, toutes aussi nombreuses, d’ailleurs. Même si, sous couleur d’éthique, on recommence à insister sur des limites à observer.

Or, quand, soudain, le mal se manifeste, sous une forme ou sous une autre, nous sommes embarrassés ; notre réaction spontanée consiste à dire : c’est l’autre, ce sont les autres ! Évidemment, c’est toujours la faute des autres. Les stigmatiser, les accuser représente la meilleure manière de préserver notre innocence. Diviser le monde ou la société en deux camps, les bons et les méchants, désigner « l’axe du mal » : la politique joue beaucoup sur là-dessus. Le fait que beaucoup de crimes sont actuellement commis par des activistes islamistes – donc des étrangers – nous soulage énormément : voilà d’où vient le mal, ce sont eux ! Que le mal soit localisé ailleurs est extrêmement rassurant. Ce que je dis peut vous sembler caricatural ; mais, dans la vie ordinaire, est-ce que nous ne jugeons pas constamment les autres ? Nous sommes mus par le besoin irrépressible de juger et de cataloguer les autres, parce que nous sommes pris par le besoin tout aussi puissant de nous sentir indemnes, innocents, supérieurs. Et il y a mieux encore : se considérer systématiquement comme une victime, d’autrui, de la société, pour mieux accuser, pour mieux se justifier.

3. Distinguer le bien du mal

«Ne jugez pas, afin de ne pas être jugés». L’Évangile va dans un tout autre sens. En reprenant les notions de faute, de transgression, de péché, à la suite de l’Ancien Testament, il nous dévoile que le mal n’est pas uniquement situé hors de nous, chez les autres, mais qu’il est également intérieur. Nous pouvons faire le mal, comme nous pouvons faire le bien. C’est-à-dire que nous sommes faillibles, nous sommes divisés en nous-mêmes, nous sommes en proie au doute. De sorte que le combat n’est pas seulement extérieur, à porter contre d’autres, mais qu’il est aussi et d’abord intérieur. Quant au « péché originel », c’est une expression trompeuse, qui est source de grande confusion. Saint Augustin en a fait une doctrine qui assimile quelque peu le péché à une maladie honteuse qui se transmettrait génétiquement depuis Adam. Mais nous ne sommes pas obligés de le suivre, car il a certainement sur-interprété les données du texte biblique. L’intention des textes est d’affirmer qu’aucun homme n’est préservé du mal et qu’il est pour chacun une tentation toujours présente.

Nous pouvons nous demander : en quoi un tel Évangile, qui nous dévoile ces choses, est-il une bonne nouvelle ? Jésus nous fait-il du bien en nous montrant la poutre qui bouche notre propre œil ? Je réponds trois fois oui : 1) parce c’est vrai 2) quand on connaît ce qui est vrai, on peut agir 3) l’Évangile a une visée : la possibilité de vaincre le mal par le bien, avec la force que Dieu nous donne.

D’abord donc, le mal est une réalité d’existence. En faisant de nous des créatures responsables, Dieu nous a donné comme tâche principale de faire le bien, donc de distinguer entre bien et mal. Impossible de faire abstraction de cette distinction dans la vie, dans la société. Même si aujourd’hui, nous sommes très sensibles au caractère relatif de cette distinction, au point que bien des gens n’arrivent plus à se repérer, que la discussion à ce propos est ardue et sans fin, il importe de ne pas tomber dans le relativisme. Nous devons opérer cette distinction, – en fonction de nos convictions et de nos connaissances, en fonction des situations, en nous laissant éclairer par l’Esprit saint et la Parole de Dieu – au risque de nous tromper, parfois. On ne peut rien faire sans choisir. Faire le bien, en tant que chrétiens, c’est choisir les options qui nous semblent conformes à la volonté de Dieu, à son projet de salut, en excluant celles qui nous paraissent contraires. Or, et c’est là que culmine la bonne nouvelle : Dieu n’a pas voulu nous placer dans une histoire figée par la fatalité de l’injustice, de la guerre, de la misère. Il nous donne une espérance. Il nous aide à choisir et à agir en mettant en nous sa lumière qui nous libère du mal intérieur. Le Christ nous à donné à voir cette lumière, par sa vie et ses paroles, et il nous donne par la foi l’énergie pour frayer le bon chemin.

4. Vaincre le mal

Le mal et la souffrance sont étroitement liés : le mal, c’est ce qui fait souffrir et la souffrance nous fait peur. Cependant, ainsi que la théologienne Lytta Basset le fait remarquer dans ses livres, les êtres qui souffrent, physiquement ou moralement, culpabilisent, s’imaginant à tort être responsables de leur souffrance. Ils se jugent et se condamnent eux-mêmes, comme s’ils voulaient couper la relation avec leur moi mauvais ; ils réagissent d’une manière tout à fait parallèle à ceux qui jugent et condamnent les autres, coupant la relation avec eux, afin d’être quitte de leur mal. « Ne jugez pas, afin de ne pas être jugés », dit Jésus. D’après le terme grec utilisé, cela signifie « ne condamnez pas, afin de ne pas être condamnés ». Donc, par peur, ne coupez pas la relation avec les autres, ou avec vous-mêmes, comme si vous pouviez ainsi vous garder du mal et de sa souffrance. « Afin de ne pas être jugés ». Jésus introduit ici l’idée qu’en se coupant des autres, on se coupe de Dieu. Qu’en se coupant de Dieu, on se coupe de l’amour, et qu’ainsi on n’a plus rien, qu’on n’est plus rien. Non, condamner n’est pas la bonne solution. C’est vouloir ignorer tout ce que nous avons en commun, même avec nos ennemis : que nous sommes aux prises avec le même mal, avec la même souffrance, même s’ils prennent des formes différentes. C’est accepter d’être déjà vaincus par ce mal et par cette souffrance. En fait, Jésus insinue que Dieu n’a pas pour objectif de nous condamner, mais de nous justifier. C’est ce que l’apôtre Paul a bien compris et qu’il est allé proclamer sur toutes les routes. Nous n’avons pas à avoir peur du mal et à nous cacher et à nous mettre en fuite, parce que nous sommes déjà justifiés. Nous ne sommes pas seulement face au mal, nous sommes également et surtout compris dans l’espace du bien, dans le Royaume de Dieu comme disait Jésus. Et Paul d’expliquer comment Jésus, par sa vie et par sa croix, a pris sur lui le mal qui avait fait tomber Adam et qui nous hypnotise encore, afin que nous soyons libérés pour le bien.

Certains parmi vous diront peut-être que j’ai encore cherché à vous culpabiliser… Non, au contraire : j’ai cherché à mettre en avant la nécessité, l’obligation de discerner le bien et le mal, en rappelant la bonne nouvelle que Dieu nous délivrait du mal. « Seigneur, délivre-nous du mal ! »

Donné le 15.07.2007 à Éclépens
René Blanchet