
Lecture : L’homme riche,Marc 10, 17-31
Mise en scène : un panneau annonçant le bistrot « Chez Marthe », une table, 3 chaises, une cruche, 3 verres.
Personnages : Marthe, la tenancière, Néhémie, un client, Barthélémy, un disciple de Jésus.
Marthe : Bonjour Néhémie ! Un jus de figues, comme d’habitude ?
Néhémie : Salut, Marthe ! Oui, volontiers.
M. : Tu ne vas pas bien ? Tu as l’air tout remué… Il s’est passé quelque chose ?
N. : Oui! Je suis perturbé… Je viens d’assister à une conversation qui s’est mal terminée. C’était un homme, très bien mis, qui voulait interroger Jésus – tu sais qu’il est arrivé il y a deux jours dans notre village. Dès le départ, Jésus l’a mis à sa place : il ne devait pas l’appeler « bon », parce que Dieu seul est bon. Et, au bout d’un moment, le dialogue s’est coupé. J’ai entendu que Jésus disait à l’homme : Va, vends tout ce que tu as, donne ton argent aux pauvres. Puis suis-moi ! Alors, l’homme est devenu tout sombre, il s’est retourné et il est parti. Vois-tu, d’ordinaire, tous ceux qui approchent Jésus s’en félicitent, ils sont enthousiasmés. Car Jésus leur apporte du bien. Voilà pourquoi je suis perplexe.
M. : Il en a de bonnes, ton Jésus : tout vendre, donner son argent aux pauvres… Je comprends que l’assistance ait été étonnée. Car l’argent ne vient pas facilement. Il ne semble pas se rendre compte, Jésus, du travail qu’il faut fournir pour devenir un peu riche. Mon bistrot n’est qu’une petite entreprise, avec un cuisinier et une sommelière qui viennent m’aider aux heures de pointe. Mais, cette entreprise doit être efficiente, comme les grandes. Elle doit obligatoirement rapporter un produit, non seulement pour moi, mais pour mes collaborateurs et leurs familles, pour mes fournisseurs, et même au-delà. Que gagnerait le village si mon affaire ne marchait plus et que j’étais obligée de tout vendre ? Il perdrait beaucoup. Car l’argent est quelque chose d’utile, il met les gens en relation les uns avec les autres, il les fait élaborer et réaliser des projets, il les fait collaborer ensemble, il les fait vivre. Je revendique le droit de vendre des services et de gagner de l’argent.
N. : Oui, mais voilà, chère Marthe ! Il semble que cet argent que tu juges si indispensable ne comblait pas l’homme qui a abordé Jésus. Il en possédait beaucoup, pourtant, à voir sa mise. En tout cas, la première question qu’il a posée à Jésus était : Maître, que dois-je faire pour obtenir la vie éternelle ? Cela me semble être la question typique d’un homme qui n’est pas entièrement satisfait de sa vie présente, qui n’arrive pas à lui trouver un sens suffisant, sa dimension d’éternité. Alors, il demande : comment atteindre la vie éternelle ?
M. : Et que lui a répondu Jésus ?
N. : Oh! il lui a fait une réponse extrêmement banale : il lui a rappelé quelques-uns des commandements de la Loi, Ne commets pas de meurtre, pas d’adultère, ne vole pas, ne mens pas… Bref, tous ces commandements qui sont des conditions du respect de l’autre et de notre maintien dans l’alliance de Dieu. Donner une place à l’autre, un espace à Dieu, c’est trouver la dimension d’éternité…
Alors, l’homme a répliqué qu’il se préoccupait de cela depuis qu’il était jeune. J’ai trouvé qu’il était vraiment gonflé. Mais, manifestement, cette réponse a plu à Jésus : il l’a regardé avec beaucoup de sympathie !
M. : Et pourquoi pas ? A mon avis, il n’y a aucune incompatibilité entre le fait d’avoir du bien et celui d’être fidèle à la Loi de Moïse. Tiens, voilà un nouveau client. Bonjour ! Prenez place.
Barthélémy : Bonjour la compagnie !
N. : Bonjour !
M. : Est-ce que vous prendrez aussi de ma spécialité rafraîchissante, du jus de figues ?
B. : Oui, volontiers, le soleil brûle et j’ai la bouche sèche.
N. : Il me semble que je vous ai déjà vu. Vous faites partie du groupe des disciples de Jésus, n’est-ce pas ?
B. : En effet, je suis de l’équipe. Je m’appelle Barthélémy. Nous avons déjà parcouru bien du pays, et nous nous dirigeons vers Jérusalem.
N. : Vous tombez bien. Marthe et moi, nous étions en train de parler de la rencontre de votre maître avec ce riche bourgeois, tout à l’heure… J’aimerais vous poser une question : pourquoi, tout d’un coup, Jésus a-t-il demandé à cet homme de vendre ce qu’il avait, de tout liquider, et de le suivre ? C’était plutôt dur et cela a jeté un froid !
B. : Vous savez, nous aussi, les disciples, sommes souvent désarçonnés par les paroles de Jésus. Ici, il s’agissait de faire prendre conscience à cet homme, pourtant pieux et plein de bonne volonté, qu’il n’était pas libre. Il était possédé par ce qu’il possédait. Il désirait se donner à Dieu, sans rien lâcher. On dit que l’argent sert aux échanges entre les hommes. Sans doute, mais il sert beaucoup plus à se créer un coussin de sécurité, à se mettre à l’abri des difficultés, de la maladie, des risques de toute sorte. Bien plus, il sert à faire reporter sur les plus faibles les risques les plus grands. Il sert à nous mettre à distance des revendications pressantes de l’autre. C’est cela qui donne à la quête de l’argent la frénésie que nous connaissons.
L’argent crée un nuage de brume qui nous cache nos faiblesses et notre finitude : il nous donne l’illusion d’être puissants et immortels. En réalité, nous l’utilisons essentiellement pour masquer notre angoisse devant la mort, en édifiant une sorte de muraille matérielle entre elle et nous. Voilà ce que, par son exigence, Jésus voulait faire découvrir à son interlocuteur. Et vous l’avez vu : il est parti tout triste. Il a donc compris, au moins en partie, la contradiction qui l’habitait.
M. : Eh bien! Moi, je ne vis pas les choses comme cela. Je ne crois pas que j’utilise l’argent pour cacher un manque. Il est pour moi une bénédiction de Dieu. Après une bonne journée, il m’arrive de remercier Dieu pour ce que j’ai gagné. Bien sûr, en tant que commerçante, je suis engagée dans le système économique; mais j’obéis d’abord à mes propres finalités : c’est l’accueil qui est ma priorité, pas l’argent.
B. : Tu es une heureuse exception, chère Marthe, je veux bien le croire. Pour toi, l’argent n’est réellement qu’un moyen. En donnant la priorité à l’accueil de l’autre, du prochain, tu ne fais rien d’autre qu’accomplir les commandements de la Loi. Tu montres ainsi que tu es libre : tu attends ta sécurité de Dieu, et non de la quantité d’argent. Dans ces conditions, en effet, l’argent peut être conçu comme une bénédiction.
Cependant, Marthe, en est-il toujours ainsi ? Ne minimises-tu pas le risque d’être prise par la logique propre à l’économie et d’en arriver à confondre bénédiction de Dieu et bénédiction de l’argent ?
N. : Oui, le chemin n’est pas si facile. J’ai bien entendu l’affirmation provocante que Jésus vous a adressée, à toi et à tes collègues disciples: « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu.» Vous aviez l’air plutôt choqués par cette pique et cela a mis en route une petite dispute entre vous, n’est-ce pas ?… Ah! les riches… Ils nous impressionnent toujours, car ils font preuve d’un certain savoir-faire… Et on mélange tellement les valeurs matérielles et les valeurs spirituelles, qu’on leur prête immédiatement une dignité qu’ils sont loin de mériter tous… Mais, cher Barthélémy, qu’a voulu dire Jésus ?
B.: En fait, c’est simple : l’argent est tellement envahissant et les contraintes économiques tellement fortes, qu’à partir d’un certain degré d’implication, on se laisse bloquer complètement dans cette situation. On devient imperméable aux besoins des autres et sourd à tout appel venant de Dieu.
N. : La raison économique contre la réalisation de l’humain.
B. : Exactement. Nous pourrions chacun énumérer cent exemples actuels qui montrent l’effet tragique de la logique économique, comment elle nous enferme dans l’injustice. Jésus l’a dit : pour les hommes, impossible de s’en sortir, mais possible auprès de Dieu !
M. : Justement, possible auprès de Dieu ! Je ne veux pas que l’on évoque les impossibilités sans parler aussi des possibilités. C’est la grâce ! Il est possible que la circulation de l’argent se déroule de telle manière qu’elle favorise celui qui en a besoin, notre prochain. Il est possible que l’argent soit un agent qui donne la vie, et non la mort, qu’il soit un facteur constructif et non destructif. Toute communauté, y compris la nôtre, subsiste grâce à cette possibilité, et c’est à cause du caractère créatif de l’argent qu’elle peut aussi venir en aide à beaucoup d’autres. Il est légitime, il me semble, qu’elle en fasse usage, tout en gardant très fermement ses finalités. Être libre, pour moi, ne consiste pas à fuir le danger, mais à assumer mes responsabilités. Et je trouve un grand bonheur à penser que Dieu nous confie des responsabilités dans des situations complexes et difficiles.
N. : Excellent, Marthe. Ta vision positive et confiante nous fait du bien. Ne dit-on pas que la foi est confiance ? Dans le même mouvement, tu défends aussi ton établissement… Pourtant, je sais que dans le monde, la circulation de l’argent est très inégalement répartie, qu’elle enrichit les riches et appauvrit les pauvres, que le but du profit justifie les pires exploitations, qu’elle donne lieu à des luttes dont tout souci humain est absent… Nous n’avons pas le droit d’être naïfs, et de nous laisser berner par des théories qui minimisent les dégâts humains qu’on commet au nom du profit…
(Tous boivent)
B. : Il est bon, ton jus, Marthe, c’est une bonne année !
N. : Oui, il a du corps, un goût du terroir marqué, il a un bouquet fruité, long en bouche !
M. : Encore une chose,Barthélémy. Explique-nous, je te prie : toi qui a quitté tes amis et tes proches pour accompagner Jésus sur ses chemins, toi qui a répondu littéralement à son appel, « Viens, suis-moi », quel sens donnes-tu à votre itinérance ?
B. : Notre itinérance ? Elle a pour but de mettre le monde en mouvement ! Quand on a vraiment quelque chose à dire, quelque chose de première importance, ne faut-il pas le proclamer partout ? Jésus a reçu de Dieu une parole telle qu’il doit la répandre autour de lui. Nous l’accompagnons à travers les villes et les villages à cause de la même conviction. Si cette parole a pour but de faire avancer l’histoire des hommes, n’est-il pas logique que nous soyons nous-mêmes en mouvement ?
Tous ne sont pas appelés à devenir des itinérants comme nous. Mais, tous les croyants doivent faire mouvement pour rompre avec leur peur de manquer, de risquer, de partager.
(Tous boivent)
Oh! le soleil a baissé; il est temps que je m’en aille. Il faut que je rejoigne mes compagnons… Adieu les amis!
M. : Merci, Barthélémy, tu pars, mais tu nous laisses à nos responsabilités.
N. : Tu nous a prouvé qu’il y a encore plus productif que l’argent : la rencontre !
René Blanchet, 11.11.2006