L’ÉGLISE, QUE DOIT-ELLE ÊTRE ?

Lectures : Exode 19, 3-8 ; Philippiens 2, 12-18; Matthieu 13, 31-33

1. Une communauté de foi

Les dimanches de la Réformation sont consacrés d’habitude à développer le thème de la justification par la foi. C’est un thème central, mais j’ai choisi de réfléchir avec vous sur celui de l’Église, parce son devenir ou son avenir sont un sujet de préoccupation pour beaucoup d’entre nous. L’Église a d’ailleurs aussi été un objet de discussion pour Luther ou Calvin. Il s’agissait de dégager l’Église de l’emprise du pape et de la hiérarchie et d’affirmer que son seul et vrai chef était le Christ. Il s’agissait de dégager aussi sa nature spirituelle, à l’encontre d’une institution qui mêlait le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. Les vrais membres de l’Église sont les croyants, ceux qui vivent par la foi, et non ceux qui, en elle, bénéficient d’une autorité toute humaine. Et parce que l’Église proprement dite est une communauté de foi, elle est invisible. A distinguer de l’Église empirique, visible, institutionnelle, qui rassemble certes des croyants, mais aussi des non-croyants, des à moitié croyants, des personnes qui se croient croyantes, de toute manière des pécheurs, puisque nous sommes tous des pécheurs. L’Église empirique est marquée par notre faiblesse, notre pesanteur, nos erreurs, mais elle est aussi entraînée par l’Église invisible, qui est cachée en elle. Luther a beaucoup insisté sur cette distinction, à l’encontre de la position du catholicisme du Moyen-âge, qui, à cause de son pouvoir et de ses responsabilités sociales accentuait l’importance de l’Église terrestre. Ainsi, en 1302, la Bulle « Unam Sanctam » en arrivait à revendiquer le fait que l’Église céleste, invisible reposait entièrement sur l’instrument de l’Église terrestre, visible, qui devait détenir à la fois le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel.

2. A l’écoute de la Parole

Je n’irai pas plus loin dans ma leçon d’histoire du 16è siècle, sinon pour faire remarquer que notre attitude dans l’Église aujourd’hui dépend encore des distinctions mises en avant par les Réformateurs : contrairement à certaines sectes exclusives, nous ne mettons aucune barrière autour de notre communauté paroissiale, où chacun peut entrer et sortir comme il veut; nous ne jugeons pas prioritairement des opinions doctrinales de notre prochain, sachant que le critère décisif est la foi; or la foi de chacun garde un caractère caché, elle est le secret de Dieu. Par contre, parce que la foi naît de l’écoute de la Parole de Dieu, comme les Réformateurs nous donnons une place centrale à la prédication et à l’enseignement, à la célébration des sacrements. Et à l’entraide, qui n’était pas non plus en reste à la Réformation.

3. Église de la confiance et de l’espérance

Cette vision d’Église a eu des effets très dynamiques pour notre société occidentale. Je l’appellerais l’Église de la confiance, car elle fait confiance, si j’ose dire, à une certaine répartition des tâches, celles de Dieu et de sa Providence, celles du croyant responsable, et celles de l’État organisateur. Puis est venue une deuxième phase, où la découverte géographique de notre terre, la prise de conscience du développement historique, l’idée d’évolution ont changé le cadre des vies. L’Église a retrouvé sa vocation missionnaire, lançant des expéditions à la fois évangélisatrices et civilisatrices dans les nouveaux continents découverts. Nous savons que les missions ont malheureusement été imprégnées par le sentiment de supériorité et d’autoritarisme qui fut celui du colonialisme, mais il serait faux d’oublier qu’elles ont également été le fruit d’une générosité et d’un esprit de service incroyable. Plus près de chez nous, il faut signaler un mouvement social et révolutionnaire, visant à améliorer les conditions sociales et politiques. Le mouvement œcuménique a également été la conséquence du même dynamisme : ces caractéristiques correspondent à celle que je nommerai l’Église de l’espérance. C’est l’Église des grands projets, qui ressentait une avancée de l’histoire, quand bien même les guerres mondiales et la guerre froide en étaient les facteurs de résistance. On disait alors que Dieu n’est pas au-dessus de nous, mais au-devant de nous, comme celui qui nous libère de nos aliénations. Je le crois, l’Église de la confiance et l’Église de l’espérance n’ont pas disparu, elles continuent de vivre dans notre Église. Mais, de nouveau, le monde s’est transformé, s’est compliqué, et je constate autour de moi beaucoup de désillusion à l’égard de ces grands projets qu’on dénonce comme ayant été idéalistes.

4. En recherche de visibilité

Aujourd’hui… Il est difficile de parler d’aujourd’hui, car nous avons le nez posé directement sur une foule d’événements très contradictoires. Contradictoire, en effet, est le phénomène de la sécularisation et celui de la vogue de l’éthique et de la spiritualité qui dénotent une soif de sens. Le premier vide nos temples, rend nos contemporains indifférents et même ignorants à notre tradition chrétienne et nous isole au sein de notre société, là même où jadis nous avions une position centrale reconnue. La seconde tente d’avancer sans nous, ou du moins met une certaine distance, pour éviter de succomber à nos parti-pris, à nos préjugés. Oui, notre grande peur est celle de nous trouver culturellement marginalisés, en même temps que désargentés et socialement impuissants. En tant que protestants, anciens défenseurs de l’Église invisible ou de l’Église cachée, nous sommes spécialement vulnérables dans notre discrétion, comme maintes études de sociologues l’ont montré. L’enquête lancée par le Conseil synodal et qui invite notamment les lieux d’Église à réfléchir sur le thème de la visibilité de notre Église constitue aussi une réponse à cette peur qui nous étreint. Or, que fait une personne qui se sent mal-aimée ou non-reconnue par son entourage ? Ou bien, elle se replie sur elle-même et sombre dans la dépression, ou bien, souvent, elle se lance dans toutes sortes d’opérations de charme mal venues, qui la feront rejeter encore plus… C’est le danger ou la tentation à éviter. Ainsi, je pense qu’il serait peu évangélique de la part de l’Église de s’engager dans des actions sociales-alibi qui auraient pour seul but qu’on parle d’elle en termes d’efficacité ou de présence médiatique.

5. L’essentiel est invisible…

Où faut-il donc chercher ? Quelle sorte de visibilité nous est-elle permise ? Je peux imaginer que la société civile nous soit reconnaissante que nous collaborions au maintien d’une certaine justice, par des actions en faveur des personnes défavorisées, vulnérables, marginalisées. Elle reconnaîtra à nos œuvres une certaine utilité sociale, comme elle le fait déjà, en accordant des subventions à certaines institutions ecclésiastiques. Mais cette reconnaissance publique ne signifie pas que la société aille jusqu’à discerner la valeur de témoignage de nos paroles et la valeur de signe de nos actions. Elle est tout à fait capable, au contraire, de diagnostiquer de l’opportunisme politique de notre part, au cas où nous oublierions nos motivations évangéliques. Notre objectif est bien de rendre visible l’Évangile du Christ et de nous rendre visibles en tant que ses porteurs, mais le paradoxe réside en ce que la foi, l’espérance et l’amour ne sont pas des objets visibles : ce sont nos modes de relation au Dieu invisible, au Christ ressuscité, qu’on a crucifié pour l’effacer du monde visible, et dont le règne est présent mais caché. Nous nous souvenons des paraboles de Jésus : c’est un grain de moutarde dérisoire, presque invisible, qui est enfoui dans le sol; on a l’impression que tout est perdu, mais tout à coup, de façon inattendue, mais incontestable arrive la pleine visibilité de l’arbre. Je trouve la parabole du levain encore plus significative : il est mêlé à la pâte, indiscernable, perdu, mais il provoque un puissant processus de fermentation de tout l’ensemble : une transformation qualitative et une croissance qui annonce le monde nouveau. Nous devons d’abord nous préoccuper de l’invisible pour changer le visible. L’exigence qui nous est imposée, c’est que nous commencions par cet invisible dans tout ce que nous pensons, vivons et agissons et que nous maintenions constamment le lien entre le visible et l’invisible.

6. L’Église de l’amour

J’ai parlé de l’Église de la confiance, comme étant celle de la Réforme, de l’Église de l’espérance pour le temps de la modernité. Est-ce que l’Église à développer aujourd’hui serait celle de l’amour, étant entendu que les deux autres continuent de vivre et que nous les fassions vivre encore ? Je comprends une Église de l’amour de la façon suivante : malgré le nombre et la puissance des moyens de communication actuelle, la société devient une collection d’individus que les problèmes personnels isolent des autres. En effet, les moyens de communication par eux-mêmes ne réalisent pas de bonnes rencontres, des relations équilibrées, une communauté de vie. Ils révèlent tout autant les difficultés, les résistances, les différences qui empêchent qu’on se fasse confiance et qu’on se comprenne les uns les autres. D’autant plus quand le modèle qui prévaut est le technique et le fonctionnel. Le problème se pose de manière encore plus aiguë au niveau mondial. Notre travail d’Église devrait alors être orienté en priorité vers les relations humaines, vers toute action susceptible d’y introduire la dimension de l’amour de Dieu. Travail d’approche de l’autre, de rencontre, d’écoute, de reconnaissance des questions et des dons d’autrui, travail de liaisons multiples, de discussions, de dialogue, de médiation, de réconciliation. Je ne crois pas que nous soyons éloignés de cette orientation, qui est très diaconale, mais il nous manque la cohérence de pensée et la rigueur de l’action. Les temps sont difficiles, je vois beaucoup de pasteurs découragés et de paroissiens désorientés. J’aimerais que vous gardiez en mémoire le geste, pour moi emblématique, de cette femme enfouissant le levain dans la pâte : c’est de la force de l’invisible que viendra le visible.

Donné à Eclépens, le dimanche de la Réformation, 5.11.2006
René Blanchet